Traversée de l’Atlantique : faits et impressions
Écrit par Vincent le 15/12/2021

Cela fait plus d’une semaine que nous avons traversé l’Atlantique, et c’est le moment de la synthèse et de quelques réflexions.
J’ai cherché à ce que cet article soit plutôt synthétique, et c’est pourquoi j’ai choisi de rédiger des petits chapitres, sur les sujets qui m’ont paru importants pour tous celles et ceux qui envisagerait une telle traversée. Et également pour les autres qui ne l’envisagent pas encore.
Distance et temps
A l’arrivée le loch affichait 2918 milles. Mais je crains qu’il ait sous-estimé notre route réelle. En effet, nous avons pendant plusieurs jours eu des problèmes de fiabilité du système de mesure, soit de notre loch, qui nous a amené à le changer et à le re-paramétrer. À l’instinct, je dirais que nous sommes plus près des 3100/3200NM surtout que nous n’avons jamais fait route directe vers le but depuis le virage proche de Mindelo. Or 1950 milles ( depuis Mindelo) avec un angle de 30 degrés sur la route directe, cela crée au moins 10 à 20 % de parcours en plus.
Il faut se rappeler que la route la plus directe depuis Ténériffe représentait environ 2600 NM. Et que quand on met réellement le cap sur la Barbade après six jours (ou que l’on essaie, car c’est plein vent arrière) l’on a déjà fait environ 820 NM essentiellement au cap 210, soit au SSW). La route passant par Mindelo, ou proche de Mindelo rajoute donc au moins 350 NM à la route directe de 2600NM. Distance à laquelle il faut ajouter nos louvoyages.
Pour le temps, c’est plus facile. Nous sommes partis de Ténériffe le 20 novembre au matin et sommes arrivés à la Barbade à 20h20 le 7 décembre 2021. Le tout en heure universelle. Donc pas de décalage horaire dans ce décompte.
Cela revient à 17 jours et demi, donc 17 nuits. Le tout non stop. Soit 420 heures et 20 minutes
La vitesse
Selon nos constats, au moteur nous étions proches de 5 kn. Nous avons heureusement peu navigué au moteur. Mais un peu quand même dans les cinq premiers jours. Le reste du temps la vitesse était, dès que l’on avait réellement du vent, d’au minimum 7 kn, mais plus généralement entre 8 et 9 kn. Nous avons eu des moyennes rapides vers 10/11kn et des surfs qui sont allés jusque vers 18 et même une fois ( sous pilote !) à 19 kn. Robin et Lionel ont largement passé les 18 kn à la barre.
Si je divise le temps total avec trois hypothèses de longueur effective, la moyenne totale est assez bonne.
En prenant le loch effectif, l’on arrive à une moyenne de 6.94 kn.
En prenant le loch probable, mais fourchette inférieure, (3100 NM ) à 7.37 kn.
En prenant un total plus réaliste (3200 NM) à 7.61 KN.
les quarts
Sujet de plaisanterie qui a amené Lionel à vouloir prendre le contrepied de Fabienne par écrit, la matière des quarts est délicate. Nous avions décidé de faire des quarts de trois heures chacun. Mais jamais seul. Un autre membre de l’équipage nous accompagnait pendant 90 minutes. De la sorte l’information passe de celui qui part à celui qui monte en plus de celui ou celle qui était là, la dernière heure et demie. Trois heures c’est long, mais pas trop. Cela permet surtout de dormir six heures en continu, voire plus.
Ceux qui faisaient les premiers quarts faisaient également les derniers en fin de nuit. En revanche ceux qui faisaient les quarts du milieu de nuit n’avaient qu’un quart de trois heures ou un quart et demi de quatre heures trente. Il fallait donc varier les slots pour chacun et surtout varier les tandems. Difficile de se réinventer chaque soir. Mais nous avons réussi à faire 17 feuilles de quart distinctes. D’une manière générale, l’on dort globalement moins avec deux quarts, mais le sommeil des heures de pleine nuit est de meilleure qualité. Donc tout s’est à peu près balancé. Jamais il n’y a eu de problèmes de réveil oublié, sous deux ou trois exceptions, dont le skipper la dernière nuit. (ce devait être le sentiment de relâchement précédant l’arrivée).
Le bruit dans les coques.
Toutes les personnes de plusieurs bateaux qui ont confronté leurs point de vue à l’arrivée à la Barbade vous le diront, nous avons eu dans les coques un niveau sonore élevé, qui a conduit certains à mettre des boules quies pour pouvoir dormir. Graduellement, l’habitude et la fatigue aidant, le bruit n’a plus été un problème. Mais un catamaran qui dépasse 10kn est assez bruyant et les vagues arrières un peu « décalées » provoquent des chocs sur les coques qui déstabilisent le bateau et donc le dormeur. Pas tout le temps, loin s’en faut, mais souvent deux trois fois par heure. La mer est hachée et partant, le sommeil l’est aussi.
Manger
C’est un élément important sur la bateau. Il faut varier les menus et les cuistots. Il faut aussi utiliser à bon escient les produits frais et ne pas les laisser se perdre.
Ici, réussite totale. Fabienne, assistée de Bettina, a réussi à nous permettre d’avoir de la viande, des légumes et des fruits frais jusque vers 3 jours avant l’arrivée. Les 12 premiers jours, presque pas de pâtes ou de riz.
Les sauces sont accommodées en fonction des plats et les recettes d’Otto Lenghi. Elles ont fait en sorte de satisfaire les palais les plus exigeants. Une gestion rigoureuse du stock, nous a permis d’avoir des yogourts jusqu’à la fin. Bon, Bettina aime les oignons, mais on s’y est fait. Et on n’a jamais eu de problème de digestion ou de mal de mer, malgré une mer formée dès la première nuit.
Le rythme est donné chaque jour. Le petit déjeuner est pris individuellement ou à deux. À midi trente environ le repas de midi est servi. Un thé avec collation est servi vers 16.30 ou 17.00. Le soir, le repas commence juste après la tombée du soleil vers 18.30/19.00. La nuit des snacks, du chocolat ou des fruits peuvent être dégustés par chacun.
Parfois, des desserts maisons sont venus égayer la fin des repas.
Vers la fin, nous avons fait du pain avec un succès qui a étonné tout le monde. De la tresse, du pain blanc et du pain paysan. Nous avons donc pu suppléer la fin des pains tranchés qui ont tenu au-delà des dates de conservation.
Les vaisselles ne sont jamais faites par ceux qui viennent de cuisiner. Il n’y a jamais eu de problème, plutôt des batailles de volontaires pour cuisiner ou laver la vaisselle (à l’eau salée et rincée ensuite à l’eau douce).
Les boissons
L’essentiel est l’eau en bouteille. Nous en avions plus de 170 litres en bouteille d’eau douce et plus de 30 litres en gazeuse ainsi qu’ une vingtaine de litres de jus de fruit. Nous avions acheté une trentaine de bouteilles de sodas ou coca et une trentaine de cannettes de bière. Et nous avons bu fort peu de vin, peut être trois fois sur 18 jours. Une fois du champagne pour l’anniversaire de Fabienne.
En permanence, il y a une bouteille d’eau ouverte sur la table du carré, qui peut être utilisée par chacun, car s’hydrater est essentiel. Lionel qui était resté une partie d’après-midi à la barre sans casquette et en buvant insuffisamment, nous a fait un début d’insolation qui a nécessité du repos forcé et qu’il s’alite, mais il a tenu à faire ses quarts la nuit suivante.
L’énergie
Nous avons eu une surprise positive importante en terme d’énergie.
La combinaison de l’hydro-générateur et des panneaux solaires nous a permis de ne pas avoir recours à nos moteurs pour recharger nos batteries, mais en plus de pouvoir utiliser le désalinisateur pour produire entre 60 à 80 litres d’eau douce par jour.
Sur la fin, l’hydrogénérateur qui avait reçu un choc et dont les hélices n’étaient plus intactes a moins produit d’électricité. Il a fallu, à quelques rares reprises, donner trente minutes à une heure de moteur, jusqu’à ce que les panneaux entrent en action. Mais globalement nous n’avons pratiquement pas utilisé notre moteur, ce qui a surpris en bien tout le monde.
Les batteries lithium nous ont permis de descendre mais jamais en dessous de 60 %. Et nous sommes arrivés avec encore un quart de nos réservoirs d’eau, suite à une gestion rigoureuse du stock, Une douche tous les deux jours, avec un objectif de tenir 5 litres d’eau par douche.
Je pense que l’on peut comparer cette réussite avec le bilan d’autres bateaux qui ont consommé du diesel jusqu’à 4 heures par jour (ou un participant, qui avait une panne de génératrice et un faible niveau de production d’électricité de son moteur, a fait 10 heures pas jour de moteur…) pour avoir assez d’énergie dans ses batteries.
Je persiste à penser que l’énergie est fondamentale à bord. Il faut l’économiser, mais surtout s’assurer des sources possibles en permanence, et mettre le désalinisateur en marche au moment optimal où le soleil est vertical et qu’il y a peu de nuages.
La casse
Très peu de casse à bord, fort heureusement. Nous avons cherché à minimiser les risques. Donc ni spi ni Gennaker au-dessus de 12/13 kn de vent apparent. Rapidement des ris et un passage à la trinquette lorsque le vent réel devient important. L’idée d’un ris préventif, voire deux ris préventifs s’est vite imposée pour éviter des manœuvres de nuit hasardeuses et périlleuses. Nous sommes allés moins vite que certains mais nous n’avons presque rien cassé. Le sort s’est acharné sur les deux taquets de nos spinlocks de drisse de GV et de Gennaker. Mais le sens du bricolage et l’habileté réunis de Robin et de Lionel ont permis de trouver des solutions provisoires.
A l’arrivée, nous avons constaté un impact sur la coque bâbord 20 centimètres au-dessus de la flottaison, qui a craqué le gel coat et légèrement endommagé la coque proprement dite.
La coque sous la ligne de flottaison porte aussi la trace d’un impact, de même que l’hydrogénérateur, fixé sur la même coque, après le safran.
Difficile de savoir ce que nous pourrions avoir touché. Mais de toute façon, à cette hauteur, il y a un crash box étanche, nous ne courrions donc aucun risque.
Quand je nous compare à d’autres participants et à leurs avaries plurielles, sans donner de noms, je pense aussi que le fait de réduire à temps la surface de voile et de ne pas trop pousser a permis d’économiser le matériel.
Beaucoup de participants ont eu des problèmes de pilote automatique, ce qui peut être problématique à plusieurs milliers de milles de l’arrivée. Notre pilote a très rarement décroché. Il nous a parfois donné des signes de fatigue, en bippant, ce qui nous a conduit à parfois le couper de manière préventive. Il semblerait ensuite que l’utilisation des winchs électriques, alors que la batterie n’est plus pleine, puisse le pousser à vouloir rendre son tablier. Mais j’ai une admiration sans borne pour les ingénieurs de NKE. Quand le pilote est bien réglé, notamment sur le vent apparent, et que la voilure du bateau est bien équilibrée, c’est un délice de le voir se jouer des vagues et de partir au planning tout seul, de manière très fiable, sans jamais risquer l’empannage ( sauf une fois, me corrigera Robin, qui était alors de quart !).
Au passage, j’ai compté 27 empannages, et aucun dégât, notamment les lattes de GV sont toutes intactes. Idem après les nombreuses prises et lâcher de ris.
Au final j’ai gardé le sentiment d’un bateau très stable et sûr. Mais je sais aussi que nous avions revu de nombreux points avant de partir. L’on n’a pas le droit à l’impréparation lorsque l’on s’aventure sur un océan où le vent souffle en permanence entre force 5 et 7, pendant près de 2000 miles.
L’iridium GO!
Élément clef de notre traversée et de notre sécurité, le recours à l’iridium GO! me parait essentiel. Il permet chaque jour de charger des fichiers gribs et de mieux cerner la météo. Il permet aussi chaque jour vers 11.00 GMT de recevoir l’e-mail de notre routeur, qui nous amène son lot d’enseignements. L’iridium permet d’échanger avec les participants par un système SMS simple et assez efficace. De comparer notre positionnement et notre progression par rapport à nos voisins. Et de correspondre par e-mail et téléphone avec le monde externe. Nous avons pu parler avec nos familles plusieurs fois. Cela réduisait le sentiment d’isolement.
Bref, dans une telle traversée, il est essentiel de communiquer avec le « outside world ». Merci iridium et PredictWind.
Constats et réflexions
Je me reproche toutefois d’avoir sous-estimé la force des éléments, notamment des alizés, et le fait que l’on est à la merci d’un problème sérieux, en permanence, lors d’une traversée océanique.
Il y a eu un mort sur l’ARC, une personne qui a reçu sur la tête la bôme lors d’un empannage, et l’abandon d’un bateau par son équipage pas loin de nous, toujours dans le cadre de l’ARC, suite à une avarie de barre.
Certains équipages du GLYWO ont aussi éprouvé des avaries non négligeables. Cela m’a parfois impacté personnellement au niveau moral. Si eux avaient des pépins, quand serait notre tour ?
Le jour qui a suivi le grain reçu en pleine nuit à 45 kn, je me demandais si j’étais à la hauteur de mon rôle de skipper et de préparateur….Ce que n’a pas manqué de relever Fabienne qui m’a demandé si je savais avant de partir ce que l’on vivrait alors…Pas facile d’assumer ce rôle de skipper lorsque les éléments sont si confrontants, notamment ces grains soudains en pleine nuit.
Et ces alizés, où le vent soufflait en permanence ou presque au-dessus de 25 kn. Ce qui ne me paraissait pas correspondre à l’idée que j’en avais. C’était plus fort que la moyenne, mais c’était encore « normal ».
Mais, je crois que tout être humain a une faculté d’adaptation inouïe. Ce qui explique que l’on efface progressivement ce qui est sur l’instant inconfortable voire insupportable, et que l’on ne retient que les bons à très bons moments.
Le referai-je ? La réponse est positive, mais probablement pas tout de suite. Et sans doute avec un spi lourd qui permet de tutoyer le 180 degrés du vent et d’éviter de louvoyer au grand largue, en permanence.
Te sens-tu rétrospectivement à la hauteur de la tâche ? Oui, sans doute, mais j’ai bénéficié d’un équipage hors pair, avec des complémentarités fantastiques.
L’ambiance à bord ne fut jamais autre que très bonne à excellente.
J’ai aussi pu compter sur un Outremer 51 que je n’hésite pas à qualifier de fiable, performant et confortable, avec, au final, fort peu de casses et aucun problème quotidien.
Notre « classement » à l’arrivée à la Barbade, qui nous met plutôt dans le peloton de tête, et devant tous les monocoques, (même si cela ne prend pas en compte tous les catamarans qui se sont arrêtés à Mindelo!) est aussi de nature à me rassurer. Nous en avions sous le pied. Nous avons souvent gardé deux ris ( et parfois mais brièvement pris trois ris), là où d’autres auraient mis toute la toile. Mais je referais la même chose.
Dernier point. Ne jamais prendre une telle traversée autrement qu’au sérieux. C’est à mon avis vital. Notamment au niveau de la sécurité à bord. Il faut éviter à tout prix de devoir tenter de retrouver en pleine nuit quelqu’un qui aurait passé par dessus bord.
Promis la prochaine fois je vous reparlerai de lessives, c’est moins sérieux….et plus détendu.