Tortuga
Écrit par Vincent le 23/03/2022
Je la vois d’assez près après qu’elle est subitement entrée dans mon champ de vision. Elle m’a vu. Je plonge mon regard dans le sien.
Elle me montre, en ne bougeant pas, qu’elle accepte de me voir approcher.
Je tente avec mes bras d’imiter ses gestes augustes.
Elle fait osciller l’extrémité d’une de ses ailes et amorce un lent virage. Elle ne fuit pas. Je continue à me rapprocher en fixant son œil gauche.
Je tente de lui transmettre des ondes positives et de ne rien montrer d’agressif ou d’incisif. Je suis sur « ses terres », si j’ose dire.
Je crois qu’elle perçoit qu’on ne lui veut aucun mal. Elle tourne encore un peu. Je la sens très proche et je continue de tenter de me rapprocher. Cela dure dix secondes.
Alors lentement, très lentement, elle déploie ses deux ailes et s’envole ; je ne peux rien faire, elle me laisse très vite sur place et s’enfonce dans la pénombre dans laquelle je ne la distingue bientôt plus.
Non ce n’est pas un rêve.
Non, je l’ai bien rencontrée et de près.
Une magnifique raie manta de quatre mètres d’envergure au moins.
D’une grâce et d’une aisance sous l’eau impensable dans tout autre milieu.
Je me remets de mes émotions et rejoins mon groupe. C’est la troisième apparition d’une raie manta ce jour. Mais ce ne sera pas la dernière.
La première rencontre en ce 21 mars 2022 avec une raie manta fut éphémère, mais quel spectacle époustouflant.
Je nageais lors de la première plongée du matin au côté de mon dive master. Et soudain elle est arrivée en dessus de nous très vite. Apparition fugace car elle nageait à vive allure. Immense. Selon mon dive master environ 5 mètres d’envergure. Je me disais déjà alors que je garderais en mémoire cette forme parfaite, cette ondulation tellement gracieuse, inimitable, et cette vitesse sous l’eau sans aucun bruit ni remous. L’apparition avait duré 5 à 6 secondes en tout.
A la pause entre deux plongées, tout le monde ne parlait que de cela. Les requins étaient certes mentionnés, mais pour les comparer à ces raies légendaires pour lesquelles le superlatif était, chez chacun, de mise.
L’on replongea. Déterminés à en rencontrer d’autres. De plus près.
Je me distancie du groupe de quelques mètres sur la droite. Soudain à cinq six mètres en haut d’une petite falaise, je suis presque aveuglé par un éclat blanc au-dessus de mes collègues. Une raie opère un vif demi tour et virevolte pour les croiser. Je tente de poursuivre cette raie et constate qu’elle ralentit. Elle me voit et part sur la gauche, je ne peux ni la voir de près, ni détailler son anatomie. Damned. Raté, mais de peu. Elle nous a vus, elle s’est tournée et elle est partie, sans nous laisser l’approcher.
Je vous ai raconté la troisième rencontre, assez bouleversante, car cette fois, je voyais une raie manta de très près. J’étais aux anges.
J’étais devenu presqu’indiffèrent aux requins et requins marteaux croisés à plusieurs reprises dans cette deuxième plongée. Une fois notamment une troupe de cinq, qui après nous avoir repérés, s’empressèrent de quitter les lieux, pour revenir nous observer tranquillement d’un peu plus loin. Chacun se regardait à distance, sans plus. Et ils étaient finalement repartis vers la pénombre.
La plongée est finie.
Et nous devons remonter groupés à un palier de décompression.
Je constate subitement, alors que nous sommes vers les trois mètres à attendre trois minutes, qu’une masse sombre fait route vers nous.
Je crois que c’est elle, à nouveau. La même raie manta que je viens de rencontrer, il y a quelques minutes.
Elle s’approche encore et vient, toute proche, deux mètres sous nos palmes verticales. Lentement, sans bouger ou presque.
Elle nous regarde d’un œil puis de l’autre.
Elle ne fait semblant de rien. Pas de démonstration.
Pas de geste brutal, ni agressif.
Elle glisse en dessous de nous, nous qui n’en croyons pas nos yeux. Puis elle redescend.
Et part tranquillement vers d’autres rivages sous-marins.
Je crois que j’ai eu un coup de cœur biologique pour cet animal d’une grâce infinie.
Dont on m’explique qu’il ne se nourrit que de plancton.
Qui peut peser jusqu’à une demi tonne.
Et qui possède un cerveau apparemment très développé et surtout surdimensionné par rapport au reste de son corps.
Il y a là une intelligence qui ne demande qu’à se connecter. Je vous souhaite une telle rencontre du troisième type...
Je retournerai plonger, c’est sûr. Pour en rencontrer d’autres.
Sans aucune transition, Spyro a quitté Crazy Flavour. Samedi dernier, le 19 mars à midi. Les deux derniers jours il avait l’air renfrogné, et faisait la moue du barbu…
Et quand on lui demandait ce qui n’allait pas, il disait juste : « scrogneugneu ».
Il nous a laissé un vide que ses gentils et subtils mots dans le livre d’or ne permettent pas de combler.
La phrase favorite de Spyro commence par l’expression « les amis ». C’est vrai qu’il se savait entouré d’amitié sur ce Crazy Flavour, havre de quiétude qui permet de décompresser, de repenser et de nourrir la perspective de l’après.
Spyro, on sait que tu as presque tout tenté pour ne pas rentrer à Genève.
On a bien vu l’avion qui devait atterrir à San Cristobal remettre subitement des gaz et ne pas toucher la piste. Et on a surtout constaté qu’il n’était pas revenu se poser lorsque l’on a levé l’ancre pour partir pour Isabela.
Tu nous a assuré subséquemment par WhatsApp n’y être pour rien, et que l’on t’a prétexté Dieu sait quoi à l’aéroport pour expliquer que cet avion de ligne avait mis cinq heures pour revenir atterrir, ce qui avait grillé ta correspondance pour l’Europe.
Je me demande, nous nous demandons, si la relation spéciale que tu avais commencé d’entretenir avec le gros sea lion qui venait chaque soir s’étendre sur la jupe arrière tribord proche de ta cabine n’a pas fait qu’il a été capable, à ta demande, de convaincre tous ses congénères de faire barrage sur la piste d’aviation, histoire de te garder dans ces îles que tu aimais tant.
Allez, bon retour à Genève avec deux jours de retard. Un peu de toi reste sur le Crazy Flavour.
PS Salavida dont je faisais mention dans le précédent article est revenu de son tour en mer pour éliminer les coquillages résiduels sous sa coque par un plongeur mandaté sur place. Le plongeur mandaté ensuite par le parc national pour inspecter la coque a trouvé qu’il restait encore trop d’algues, après ce nettoyage de 2h30.
Laurent et Sylvie ont jeté l’éponge, si je puis dire... Ils quittent les Galápagos après cinq jours de galère administrative.
Je pense que c’est un choix clair des autorités de pratiquer une tolérance zéro. Cela va se savoir et réduire encore le nombre de bateaux qui feront étape. Mais c’est précisément ce qui est recherché. Rappel : la durée maximale d’un séjour d’un voilier au Galápagos est de trois semaines.