Réussir sa vie : persistons….
Écrit par Vincent le 30/12/2021

L’approche de la période des fêtes nous pousse à vouloir mettre le bateau sur le mode propre. Mais difficile de nettoyer (ou faire propre, comme l’on dit dans la famille Proz) autant que l’on voudrait lorsque l’on est à l’ancre dans la baie de Sainte Anne.
Je rappelle que l’eau douce est à bord une ressource limitée. Le matin au réveil, nos batteries lithium sont à 85%/90% chargées, en raison de diverses consommations de la veille au soir, des deux frigos qui marchent en continu et des feux de mouillage. On ne peut enclencher le déssalinisateur que vers 11.00 le matin pour une durée de deux/trois heures pour reconstituer l’eau douce consommée la veille, soit entre 80 et 100 litres ce qui n’est d’ailleurs pas beaucoup lorsqu’on est 6 à bord.
Pourquoi pas avant 11.00 ? Car cela taperait fort dans nos batteries, et que c’est mieux d’enclencher le déssalinisateur une fois que les batteries sont presque rechargées. Voilà, donc on attend et à peine notre déssalinisateur est en marche l’on se dit que l’on pourrait peut être faire une lessive. Oui, mais la machine à laver consomme environ 80 litres d’eau par lavage. Eau qu’il va falloir reconstituer avec le déssalinisateur. Ajouter que la machine à laver consomme de l’énergie et qu’il ne faut pas la faire tourner en même temps que le déssalinisateur et vous aurez la mesure de la complexité de l’opération prévue dans sa globalité et le sens de la séquence de celui qui la pilote….
Surtout que si un gros nuage apparaît, d’une part, vos panneaux solaires n’auront plus l’efficacité voulue ou attendue, et ensuite, le grain qui va de pair avec ce nuage va rapidement ré-humidifier toute la lessive qui sèche à l’extérieur…
D’où la décision souvent prise d’avoir recours à ces désormais fameux laundromats.
En Martinique, les deux derniers salons visités sont très bien équipés de nouvelles machines Electrolux de dernier modèle, 7 kg, et très efficaces.
Je n’en parle pas pour vous faire une énième ode à ma gloire de lessiveur mâle, découvrant puis développant ses pseudo-aptitudes. La remise à l’ordre de Fabienne nous a tous fait comprendre qu’il fallait aborder le sujet sous un autre angle, plus sociologique. Sveva me dirait que persister sur le sujet serait pêcher.
Et bien persistons !
Cet autre angle, je m’en rends réellement compte au Marin, en Martinique.
Mega marina, plusieurs pontons surchargés de bateaux loués à la semaine. Des dizaines de bouées louées au jour ou à la semaine pour des bateaux qui ont, pour quelques-uns, franchi l’Atlantique et qui sont en escale. Ou encore des dizaines de bateaux à l’ancre, dans la baie, sans compter la grosse centaine qui a mouillé devant Sainte Anne, où nous sommes depuis notre remontée de Bequia.
Le 24 décembre au matin, nos enfants accompagnés de Claude-Aline ont loué une voiture pour aller faire un test PCR vers l’aéroport. Fabienne et moi devons les rejoindre au Marin, pour partager au restaurant Double V le repas de midi de la veille de Noel. Et Fabienne fera juste avant un passage chez un coiffeur recommandé de la place. Le Marin est distant d’environ deux milles de notre mouillage. Lorsque nous chargeons sur notre annexe notre (gros) baluchon de linge sale, je me rends compte que le temps s’est gâté. Un grain arrive, avec son lot de vent et d’humidité. On ne peut pas reculer. Le coiffeur et dans un deuxième temps les enfants nous attendent. On met un k-way et on se dit que c’est l’affaire de 20 minutes.
Mais la mer s’est levée courte et forte. Notre dinghy danse sur le clapot et nous envoie des décharges dans nos colonnes vertébrales. Fabienne est assise dos à la marche, sur le tas de linge sale qui devient très vite complètement mouillé. Elle me demande si c’est de notre âge et conforme à nos rêves de nous retrouver là, à cet instant. Je ne réponds rien, concentré sur les vagues. Mais elle pourrait avoir raison.
Elle me demande d’aller moins vite. Mais aller moins vite, c’est presque synonyme de perte de maîtrise de la conduite de ce dinghy. Je serre les dents. C’est juste un mauvais moment à passer. Et l’on finit par arriver, trempé de chez trempé, dans la Marina du Marin.
Nous nous rendons de suite dans le fameux lavoir automatique avec un fardeau dont le poids a plus que doublé et qui dégouline d’eau salée…
Il faut comprendre, comme à chaque fois, le fonctionnement et la marche à suivre, dans une atmosphère assez étouffante, et avec nombre de personnes présentes.
Forte de son expérience, Fabienne dirige la manœuvre pour initier deux machines de 7 kgs chacune. Puis nous sortons de cette atmosphère surchauffée.
J’offre un café à Fabienne qui doute que le salon de coiffure veuille l’accepter dans cet état de décrépitude. Je la réconforte. Elle prend ses affaires, soulagée de rejoindre un coin de civilisation, et me laisse gérer la suite.
Je retourne au salon-lavoir pour y découvrir que ce qui s’y passe est sociologiquement passionnant.
Tout d’abord une femme dans la septantaine montre une telle aisance dans cet environnement que, tout naturellement, je l’aide à plier ses draps. Elle m’explique que c’est sa sixième traversée de l’Atlantique et qu’en 2012, ils avaient (fort bien) vendu leur monocoque de 42 pieds en Nouvelle Zélande. Ils avaient ensuite décidé de revenir dans le sud de la France. Mais l’arrivée de la COVID en été 2020 a été un révélateur, il fallait repartir. En toute hâte, ils acquièrent un Jeanneau de 40 pieds et retraversent en 2020 l’Atlantique. Étape suivante, le Pacifique. Si vous la voyiez se mouvoir dans ce salon et l’énergie qu’elle dégage, vous ne douteriez pas que la vie qu’on mène est extrêmement saine, que ce soit sur un voilier ou dans les marinas.
Je regarde alors la planche de rangement occupée par un homme d’environ 35 ans. Boucle d’oreille et cheveux mi-longs. Il vide très systématiquement la machine à sécher archi-pleine et trie tout aussi méthodiquement toute la lessive de sa grande famille. Il y a là une maestria et un savoir faire qui m’épate, par son côté naturel, presque inné. Je le sens concentré, je ne le dérange donc pas. Mais je ne peux m’empêcher de l’observer….
Me reviennent alors en mémoire nombre de vos réactions à mes précédents blogs sur le sujet indiquant que ma classe d’âge était en voie de disparition, dans sa non maîtrise des tâches ménagères. Ce fut dit diversement etexprimé de fort belle manière par plusieurs d’entre vous, de manière concordante. En fait Fabienne a beaucoup ri de mes blogs. Elle a moins aimé que je reçoive des éloges à ce sujet. Ce qui a motivé sa réaction.
J’en suis là de mes réflexions, lorsque mon attention est attirée par une enfant qui trépigne de rage devant la porte. Une fille de 7/8 ans, qui pleure et qui se débat en prise avec sa mère qui résiste très gentiment, mais fermement. Son frère, un peu moins âgé, joue l’ange en comparaison, tactique éprouvée pour montrer à ses deux parents combien lui, il est sage.
Le père, début de la quarantaine, blond, mince et musclé, rentre dans le salon lavoir et avec une suite de gestes incroyablement précis et fluides, vide la machine à laver pour remplir la machine à sécher. Un champion olympique de la spécialité, à n’en point douter, il opère sous les yeux de sa conjointe qui s’emploie à ramener sa fille à la raison, à l’extérieur.
Le regard du père et le mien se croisent. Il m’exprime une forme d’excuse devant le comportement de sa fille. Je lui dis en anglais que je suis passé par là. Il me dit que les enfants danois sont parfois mal élevés. Je lui demande si toute la famille voyage durablement. Il me confirme que c’est pour plusieurs années. Je lui demande combien de fois il a fait la lessive dans un laudromat. Il éclate de rire, en m’avouant qu’il n’a pas compté, mais qu’à raison d’une à deux fois par semaine, cela doit faire plusieurs dizaines, voire centaine de fois. Je lui demande s’il y trouve une forme d’accomplissement. Il me dit que cela fait partie des tâches ménagères inhérentes à la vie en famille, que ce soit à la maison ou sur un bateau. Puis il me regarde et me demande pourquoi je lui pose ces questions. Un peu emprunté, je lui avoue que je suis un nouveau pratiquant de ce genre d’exercices. Et que je me sens parfois un peu décalé. Il sourit. Et me dit que dans les pays nordiques, les hommes sont plus souvent dédiés que leur conjointe à ce type de tâches.
Je remarque que notre dialogue n’est pas passé inaperçu d’un équipage tiers, composé de deux garçons dans la fin de la vingtaine. Ils s’expriment dans un anglais marqué d’un accent slave. En deux mots, ils interviennent pour dire que dans leur pays, aucun mâle ne va s’abaisser à de telles tâches. Je leur demande pourquoi. Ils m’expliquent que c’est « culturel ». Mais qu’ici au Marin, ils n’ont pas d’autre choix. Je vois bien sur leurs mimiques que ce n’est pas leur monde. Ils sont presque mal à l’aise d’être là. Il ne faudrait pas qu’une photo d’eux soit prise devant les machines à laver, sous peine de perdre leur honneur de mâle…
Je me retrouve à mon tour à la planche en train de tirer et de plier. Je remarque que j’ai déjà plus d’aisance, voire de facilité. Mais dans le même temps, je suis très loin des champions susmentionnés.
La petite voix me parle à nouveau. Je n’ose dire qu’elle est avant tout ironique. Elle me rappelle ce que Fabienne avait su si bien écrire. Ce n’est pas une gloire, juste un partage des tâches. Et une forme de rattrapage après une vie professionnelle très accaparante qui ne laissait pas de temps à ce genre de sport, au demeurant très souvent délégué à du personnel de maison.
Il n’empêche que la voix remarque, un peu perfide, que cet exercice devient progressivement une forme de prérogative masculine.
Le lendemain, les enfants quittent notre bateau, et je me rends seul au lavoir de Sainte Anne avec tous leurs draps et linges. J’identifie un lavoir flambant neuf avec des machines dernier cri. Je n’ose dire que je me sens dans mon élément. Voilà qu’en quelques secondes, je maîtrise les réglages, le démarrage et le paiement. Ne riez pas cher lecteur, votre skipper, devient, escale après escale, un lessiveur accompli. Une forme de réussite, en somme. Un élément qui manquait dans un parcours de vie en tout cas. On n’est toutefois pas encore au stade de l’addiction.
Et quid si vous chers amis du même âge et du même état, vous vous y mettiez ? Je ne parle évidemment pas de ceux qui sont déjà des sportifs d’élite de la discipline. Et qui s’en vantent par de nombreux e-mails…..
À vous lire, sur le sujet « réussir sa vie », et/ou sur l’étape indispensable et non infranchissable sur ce chemin, de la maîtrise de la machine à laver et du partage des tâches.
Je viens de finir la lecture du très beau roman « la plus secrète mémoire des hommes », lauréat du prix Goncourt 2021, œuvre d’un jeune auteur d’origine sénégalaise, Mohamed Mbougar Sarr, né en 1990 ! Quel très beau livre. J’y ai trouvé quelques citations qui vous feront réfléchir, du moins je l’espère. On s’éloigne, à les lire, de l’odeur de la poudre à laver.
Chacun peut réfléchir à ce que la vie représente, ou se poser des questions plus essentielles (et surtout mieux formulées) que celles qu’induit la logistique ménagère sur l’esprit souvent vagabond de votre skipper….
Je vous laisse déguster.
« Mais la vie, rajoutais-je, n’est rien d’autre que le trait d’union du mot peut-être. Je tente de marcher sur ce mince tiret. Tant pis s’il cède sous mon poids : je verrai alors ce qui vit ou est crevé en dessous. » (p.25)
« Après tout l’homme ne remonte pas le cours de l’histoire comme certains poissons remontent le cours de la rivière. Il ne peut que descendre vers le grand delta, l’extrémité de son destin, avant de se jeter dans la grande mer. » (p.146).
« C’est parce qu’il lui donne la conscience tragique de l’indéfectible, de l’irréparable, que le passé est ce qui inquiète le plus l’homme. La peur de demain porte toujours, même infime, même qu’on sait qu’il peut être déçu, et le sera probablement, l’espoir des possibles, du faisable, de l’ouvert, du miracle. Celle du passé ne porte rien que le poids de sa propre inquiétude. Et même le remords ou les repentirs ne suffisent pas à modifier le caractère irrévocable du passé ; bien au contraire : Ils le confirment même dans son éternité. On ne regrette pas seulement ce qui a été ; on regrette aussi et surtout ce qui sera à jamais. » (p. 204).
« J’entends quelquefois (sic) dire qu’il faut rester fidèle à l’enfant qu’on a été. C’est la plus vaine ou funeste ambition qu’on puisse avoir au monde. Voilà un conseil que je ne donnerai jamais.
L’enfant qu’on a été jettera toujours un regard déçu ou cruel sur ce qu’il est advenu adulte, même si cet adulte a réalisé son rêve.
Cela ne signifie pas que l’âge adulte soit par nature damné ou truqué. Simplement, rien ne correspond jamais à un idéal ou un rêve d’enfant vécu dans sa candide intensité. Devenir adulte est toujours une infidélité qu’on fait à nos tendres années. Mais là réside toute la beauté de l’enfance : elle existe pour être trahie, et cette trahison est la naissance de la nostalgie, le seul sentiment qui permette, un jour peut-être, à l’extrémité de la vie, de retrouver la pureté de la vie. »
(p. 364).
Bonne lecture…. Et à l’année prochaine….