Réussir sa vie. Excursus…

L’on est souvent obsédé  par ce but, cette envie. Il faut réussir sa vie. 

D’abord parce que l’on n’en a qu’une. 

Et ensuite, car le temps nous est compté.

Depuis le début de ce voyage en voilier, je me suis demandé à quelques reprises : 

« Comment voit-on que l’on a réussi sa vie ? ».

Ce qui suit est une expérience riche à ce sujet.

Je vous plante le décor. 

Nous sommes à Cadiz, il est 14.00. Le soleil tape.

Fabienne m’a fait comprendre depuis quelques jours qu’il me revient la tâche de m’occuper de la lessive. Je renâcle.  Elle part en ville avec Blanche.

Faire la lessive n’est pas rien. Cela suppose de quitter le ponton avec un baluchon de linge sale. De le porter en plein soleil jusqu’à une laverie automatique qui se trouve à 250 mètres du bateau, avec tous les produits de lessive, l’argent et la carte magnétique qui donne accès à ce saint des saints.

Je me dis que c’est certes une approche bienvenue de rappel aux choses terrestres, moi qui n’ai que très rarement pris soin de ma lessive durant toute ma carrière, et qui vient seulement récemment après ma retraite, d’apprendre à repasser, tutoriel à l’appui.

Je me décide.

Je chausse mes tongs. Je rajuste mon T-shirt blanc usé et vérifie que mes shorts dont la couleur est un peu passée tiennent autour de ma taille. 

Comme m’aurait dit ma mère, dans cette tenue on aurait pu me donner quatre sous.

Je porte le baluchon et tous les produits dans un seau. Je m’étonne de pouvoir le faire en une fois. Certes les muscles et les articulations souffrent. Mais je tiens jusqu’au bout. J’ouvre la porte avec la carte. 

Je me retrouve devant la machine. Elle a l’air assez usée, et les inscriptions sont peu compréhensibles. Aïe, si en plus, je me fais reprocher de n’avoir pas choisi le bon programme et que je ramène à Fabienne des vêtements de poupée….

Je me concentre. Allons, j’ai quand même fait six ans d’études universitaires et réussi un brevet d’avocat pour ne pas rester interdit devant une machine à laver le linge. Raisonnablement, je devrais pouvoir m’en sortir.

La machine se lance, j’ai pu placer dans la bonne séquence, la monnaie, et les produits à lessive. Je ressors assez triomphant. Ce n’était donc pas si compliqué. Il me reste à revenir dans cinquante minutes. Le temps de préparer la monnaie pour le séchage.

Je repars au combat cinquante-cinq minutes plus tard.

Fichtre, il faut encore parcourir, sous ce cagnard qui ne faiblit pas, 500 mètres. Et se dépêcher avant que Fabienne ne revienne. Pour lui montrer quel homme accompli je suis devenu.


J’arrive devant la sainte laverie pour découvrir que j’ai oublié la carte magnétique. Bon c’est un aller et retour de plus avec les tongs. Mais je reste zen.

Et me re-voilà devant la machine à sécher que je remplis frénétiquement, en vidant l’autre.

Je suis le super-technicien qui se joue aisément de toutes les difficultés. 

Je sors la monnaie de ma poche. J’avais pris soin de prendre le compte exact. 

Mais, stupéfaction, consternation et déception, je découvre que la machine à sécher ne prend que les pièces de cinquante centimes, un et deux euros, mais pas les plus petites.


La température interne monte. Je me mets à maudire ces tâches ménagères. C’est tout simplement indigne de me faire subir pareille avanie. L’humilité certes, mais point trop n’en faut.

Bon, je reprends le contrôle. Je me calme. On va trouver cette pièce manquante….

Je sors de ma laverie, mes piécettes à la main et je me rue à deux cent mètres de là, sur trois jeunes qui sortent un bateau sur un plan incliné. 

Je tente de leur montrer les piécettes, mais mon espagnol ne me permet pas de leur faire comprendre la subtilité de ce que j’essaie d’obtenir. Deux pièces de vingt centimes et une pièce de dix centimes contre une pièce de cinquante centimes d’euros. 

Ils me regardent et chacun me tend un euro. 

Je bafouille. Je ne demande pas l’aumône. Je ne mendie pas. Juste une pièce de cinquante centime d’euros, contre l’équivalent en centimes d’euros.

Je ris.

Ils ont l’air surpris, voire courroucés.


Mon anglais semble subitement heurter leurs neurones. Ils me comprennent. Tout le monde rit. Ils trouvent la pièce miracle, je les remercie chaleureusement et je vole, tongs à cinquante centimètres du sol, pour mettre cette fichue pièce et démarrer ce programme de séchage.

Retour au bateau et préparation de celui-ci à la réception de la lessive qui ne sera pas tout-à-fait sèche. Puis trente cinq minutes plus tard, retour au séchoir. le soleil cogne moins pour ce dernier aller-retour.

Je reprends livraison du tout, croise mes bienfaiteurs de tout à l’heure qui me sourient, lorsqu’ils me voient plié sous le poids de la lessive pourtant sèche. Derrière leur léger sarcasme, je devine ce qu’ils voient. Un vieux de soixante ans, mal attifé, habillé comme un pauvre hère, qui ramène pléniblement son baluchon de lessive.

Je me hâte sur le bateau. Il faut à coup de dizaine de pincettes, pendre cette lessive non encore sèche et surtout, commencer à ranger ce qui est déjà sec, dans les armoires et casiers du bateau.

Je me mets ensuite à l’arrangement de notre cabine et avec les sous-draps, draps, taies d’oreiller et couette de duvet. J’y ajoute les pyjamas, lorsque j’entends Fabienne rentrer. 

Elle arbore un sacré sourire. Elle a passé une chouette après-midi. 

Elle me demande d’un air déjà moqueur si j’ai fait une sieste. Je lui explique que j’ai pris l’initiative, en son absence de jouer à l’homme modèle. Et quand, devant ses yeux étonnés je lui montre l’étendage, notre chambre rangée et lorsqu’elle sent l’odeur de la lessive lavande sur notre literie, je la devine comblée.

Je me garde bien de lui dire que j’ai passé pour un mendiant, que j’ai fait 1.5 km en tongs sous ce soleil de plomb pour spontanément m’acquitter de ces tâches et que j’ai failli perdre mon calme devant le caractère incongru de la situation.

Le bonheur n’est-il pas là ?

Pendant que je faisais ces allers-retours sous le soleil, je me suis pris à penser que la vie était réussie si l’on acceptait ce que la vie nous réserve de bonheur et de surprises, positives et négatives. Et qu’en définitive, une vie réussie s’analyse bien davantage dans le ressenti et le vécu que dans le paraître ou l’avoir…

Réussir sa vie c’est en définitive se réjouir de tout le bien qu’elle apporte et ignorer le reste. Se détacher progressivement du matérialisme et du consumérisme qui nous entourent. Revenir à des choses essentielles. Ne pas rechigner à des tâches jugées indignes de notre prétendue réussite professionnelle et/ou matérielle. Penser à autrui.

Mais je suis encore loin de la vérité. Je progresse. C’est sûr. Mais la route sur ce chemin est encore longue.


Rendez-vous au prochain salon-lavoir pour en parler…