Premier contact avec le Panama.

Après avoir quitté Bonaire, nous avons navigué cinq jours et cinq nuits avant d’apercevoir la première terre du Panama, Linton, dans la baie de Porto Lindo, à huit mille à l’est de Portobello.
Nous avons amarré le Crazy Flavour à l’aube naissante dans la marina de Linton Bay. Mieux vaut faire son approche de jour. De nombreuses épaves de voiliers témoignent que des marins inattentifs ou téméraires n’ont pas usé de cette précaution. Nous sommes accueillis par les cris d’une tribu de singes qui peuple l’île Linton, juste en face du continent, petite île privée, inhabitée, surplombée par une colline. Tant sur le continent que sur cette île, le paysage est celui d’une jungle luxuriante. Nous nous préparons à sortir la machette pour poser le pied à terre, car malgré notre fatigue due à notre absence de sommeil au cours des dernières nuits, nous avons hâte de visiter ce bel endroit. Nous avons lu toutefois dans les guides que des crocodiles, des serpents, des scorpions et des pumas le peuplent et nous allons y être attentifs.
Le capitaine doit aller faire les formalités traditionnelles à la marina et avec les administrations des douanes et de l’immigration. Nos trois doses de vaccins doivent être attestées par un document écrit.
Jacques qui va nous quitter dans deux jours l’accompagne, car il doit se renseigner sur les conditions nécessaires actuelles pour voyager du Panama en Suisse en transitant par Amsterdam.
Nathalie, Clarence et moi décidons de nous rendre à pied au village voisin, à quelques kilomètres de là, dans le but de nous ravitailler. Il fait 32 degrés au thermomètre, mais vu le taux d’humidité, on avoisine au ressenti 40 degrés. Nous sommes rapidement en nage.
Le village est composé de quelques bâtisses, sur un étage, plutôt déglinguées.  Dans le magasin, vendant de nombreux outils, vélos pour enfants, machettes, il n’y a pas de fruits ou de légumes. Des bacs frigorifiques contiennent de la viande, mais l’odeur qui s’en dégage et la vision que nous en avons sont peu appétissantes.

Il nous parait assez évident qu’il y a eu rupture de la chaine de froid. Nous achetons de grands estagnons d’eau et des nachos et nous renonçons à tout autre achat. Par miracle dans le village, il y a un taxi garé et le chauffeur qui se repose dans un hamac est libre et disposé à nous raccompagner à la marina. Je lui collerai presque une bise de reconnaissance, tant il fait chaud et que nos six estagnons d’eau sont lourds. En plus, je boitille, car ce matin, dans un roulis en passant dans le carré du bateau, Vincent m’a malencontreusement arraché l’ongle du pouce du pied. J’ai un pansement autour de ma douloureuse blessure et je ne supporte pas d’autres chaussures que des tongs.


De retour à bord, nous avons la visite d’un couple de navigateurs genevois, Christian et Esther Pralong, partis voyager autour du monde en 2019 avec un voilier monocoque Bavaria, de 46 pieds. Ils nous racontent qu’ils ont traversé l’Atlantique en novembre 2019 avec le Rallye du Soleil avec deux co équipières à bord jusqu’à Mindelo au Cap Vert. Puis ils ont pris quatre équipiers marseillais en leur lieu et place pour la traversée qui a suivi, dont un cuisinier. Esther a été ravie d’être dans ces circonstances dispensée de cuisiner et de faire des quarts, galanterie oblige. Ils nous racontent qu’ils ont été ensuite confinés à bord de leur bateau en 2020 pendant trois mois en Martinique dans la baie de Sainte Anne.
 

Nous refaisons le monde, nous racontons des histoires de marins et déjeunons ensemble à la marina.
Nous convenons de faire le lendemain une excursion avec nos annexes respectives à Isla Grande.
Le soir, les cinq aventuriers du Crazy Flavour, décidons de partir dîner à 30 minutes de là en taxi dans un endroit appelé « ciel et miel », tenu par un ressortissant suisse, prénommé Urs, originaire de Zürich. Cet endroit isolé, perdu dans la jungle panaméenne a été repéré par Nathalie, une Google user incroyable, qui peut à tout moment nous renseigner sur un restaurant, un hôtel, un spot de plongée, une passe entre deux récifs de corail, la taille de l’épicerie locale et j’en passe. C’est la seule d’entre nous qui maîtrise avec maestria cet instrument.


Notre taxi s’enfonce dans la forêt sur une piste dans la nuit profonde. Vincent est monté sur le pont extérieur à l’arrière, faute de place à l’intérieur. Nous ne distinguons aucune habitation, nulle âme qui vive lorsque nous arrivons au pied d’une colline. Notre véhicule s’élance à l’assaut de la piste qui la grimpe en prenant de la vitesse. A côté, la route d’Isérables est de la bibine ! Vincent s’accroche pour ne pas être éjecté. Puis nous nous arrêtons devant un portail qui s’ouvre en grinçant et nous roulons dans une sorte de chantier. Notre taxi s’arrête. Refus d’obstacle ? Nous découvrons alors une montée encore plus stupéfiante.

Notre chauffeur nous invite à quitter le véhicule et à attendre. Plusieurs minutes passent alors que nous n’entendons que des craquements de branches, des cris de singes et des chants d’oiseaux. Nous nous sentons abandonnés, seuls au monde. La lune nous cligne de l’œil avec son premier croissant à l’horizontale, et non comme nous la voyons en Suisse, à la verticale. Une voiturette électrique s’approche après de nombreuses minutes. Nous sommes accueillis par un Panaméen de manière cordiale et il nous invite à prendre place dans son véhicule ouvert. Nous nous accrochons tous où nous pouvons et nous nous hissons au sommet de la colline après un dernier virage en devers. Là, c’est un spectacle irréel qui nous attend. Un magnifique bâtiment en verre et en bois, tout ouvert et devant lequel un bassin d’eau s’étend.
Une table est dressée pour nous. Il n’y a qu’une seule autre table occupée par deux convives panaméens. Les mets qui nous sont servis sont locaux, divinement bien cuisinés et accompagnés de nectars. Non, il ne nous est pas proposé d’émincé de veau à la zurichoise, ni de röstis, de raclette ou de fondue.

Nous sommes fiers de la réalisation à la fois sauvage et raffinée de notre compatriote. Deux heures plus tard, tout guillerets et rassurés quant au trajet et au dessein de notre chauffeur, nous entamons la descente retour tout d’abord sur la voiturette de notre maître d’hôtel, puis dans notre taxi rouge qui est arrivé. C’est Jacques qui prend place cette fois-ci à l’extérieur du véhicule pour le retour.

Nous fonçons à nouveau sur la piste cahin-cahan, quand nous voyons Jacques se baisser dangereusement vers une roue. Il tape sur la vitre arrière et nous fait de grands gestes. Notre chauffeur, interloqué, pile sur les freins. Un pneu a éclaté. Il faut changer la roue. Nous quittons tous le véhicule. Nous sommes au cœur de la forêt. Jacques propose au chauffeur de rouler encore quelques mètres pour un meilleur éclairage pour que lui, Clarence et Vincent l’aident à changer la roue. Pendant ce temps, Nathalie et moi scrutons les fourrés pour détecter un éventuel crocodile ou puma qui se pointerait.

Notre chauffeur a passé un téléphone dans l’intervalle et un véhicule est en approche. La manœuvre est presque terminée et nous prenons place dans le véhicule qui doit être celui de son épouse qui arrive en rigolant, coiffée d’un linge dans ses cheveux et en boubou. Nous constatons avec effroi que la jauge d’essence de son véhicule tangue dangereusement sur la réserve. Elle nous ramène gentiment à la marina et nous lui en sommes fort reconnaissants. Nous oublions de délivrer Jacques qui a pris place dans le coffre et notre chauffeuse tout d’abord affolée à l’idée de le ramener à la maison, n’arrête plus de rire quand nous l’en extirpons.


Le lendemain, Nathalie et Clarence prennent place dans l’annexe des Pralong et Jacques prend la barre du Crazy Fabi. Il n’a pas envie de rester derrière le bateau des copains et tente le tout pour le tout pour le dépasser, bien que nous soyons moins motorisés. Nous voguons vers Isla Grande pour découvrir cette île, populaire chez les Panaméens qui viennent volontiers y passer le week-end ou des vacances. Le village est très coloré. Partout des petits hôtels sont en transformation ou en construction. Le chemin piétonnier qui sillonne l’île passe devant de nombreux minis restaurants qui sont souvent sur pilotis, dont les terrasses surplombent la mer. Il y a de nombreux pêcheurs avec leurs barques. Vincent, Jacques et Christian aident des pêcheurs à hisser leur bateau sur la rive en vue de réparer un trou sous la coque. Les pêcheurs reconnaissants leur tendent une bière et leur serrent la main.
La côte Est de l’île est un des spots favoris des Panaméens pour le surf. Pour aujourd’hui, nous nous rendons sur une belle plage parsemée de cocotiers qui nous offrent leur ombre bienfaisante. A peine avons-nous posé nos linges que nous nous faisons chasser, car cette plage est privée nous explique un gardien peu commode. Nous continuons de longer celle-ci qui devient publique et est largement moins attrayante vu les détritus qui la jonchent. Bien qu’il y ait des poubelles, personne ne semble les vider et les locaux ne prennent plus la peine de ramasser leurs déchets dans ces circonstances.
D’un commun accord, nous décidons de ne pas nous baigner et rebroussons chemin. C’est alors que nous nous voyons proposer de nous arrêter sur la plage privée que nous avons foulée tout à l’heure moyennant un prix, localement pas modique, mais que nous acceptons de payer pour pouvoir nous baigner et nous adonner au snorkeling dans de bonnes conditions. Je dis « nous », mais je suis condamnée à surveiller les affaires sur la plage, car les autorités médicales Bettina à Genève et Nathalie à bord ne souhaitent pas que je mette mon pied blessé dans l’eau en l’état. C’est frustrant, d’autant plus que je me fais remettre sévèrement à l’ordre par Vincent parce que j’ai acheté une noix de coco à prix d’or selon lui pour me désaltérer.

Sur le chemin retour, nous déjeunons dans l’après-midi dans un petit restaurant sur l’eau, El Muro. La cuisinière qui vient aussi nous servir à table a un magnifique sourire et un doux visage. Je me régale des meilleurs babys lobsters que j’aies jamais savourés dans ma vie, même s’il est vrai que je n’en ai pas mangé souvent.


Nous arrivons juste à temps à bord à la marina pour recevoir Anyssa et Tom Baumann, un très beau et lumineux couple de compatriotes attirés par nos pavillons, qui sont arrivés de Tahiti la veille pour visiter le bateau d’un Zurichois qui est dans la marina en vue d’un éventuel achat. Ils sont fort sympathiques et nous parlent avec enthousiasme des différentes îles à ne pas manquer en Polynésie. Ils évoquent aussi l’immense gentillesse et l’hospitalité des Tahitiens. Nous sommes friands de leur récit. Ils vivent six mois par an là-bas depuis trois ans et rentrent six mois en Suisse pour travailler. Elle est infirmière, originaire du Jura et lui est informaticien, originaire de Berne. Ils sont convaincus par le bateau qu’ils ont vu et sont prêts à l’acheter. Ils vont dîner avec les vendeurs à leur bord et nous allons à terre célébrer autour de parts de pizzas la dernière soirée de Jacques avec nous. Nous nous lançons dans un débat philosophique et retenons sa belle devise : Carpe diem ou il faut profiter de la vie à chaque instant ou encore, il en faut peu pour être heureux.
C’est ce que nous allons nous appliquer à mettre en oeuvre, c’est promis!

Le lendemain à l’aube, Jacques est débarqué sur le quai avec sa valise. Il va prendre la route dans la matinée pour gagner l’aéroport à Panama City et nous partir voguer pour découvrir les San Blas. Bon retour l’ami. Je ne suis pas prête d’oublier notre karaoké le premier soir de notre quart partagé ensemble qui a régalé les oreilles de Clarence et Nathalie qui n’avaient pas fermé leur hublot juste derrière nous et ne parvenaient pas à dormir, mais qui ne nous ont rien dit pour nous laisser charitablement poursuivre notre tour de chants dans lequel nous mettions tout notre cœur et nos poumons…