Panama, terre d'abondance
Écrit par Fabienne le 07/03/2022
Vous êtes plus de 400 lectrices et lecteurs désormais, alors que je pensais pour ma part rédiger un simple petit journal de souvenirs, question de ne pas oublier des épisodes de notre odyssée, car à notre âge la mémoire flanche et donner également par ce biais des nouvelles à notre famille.
Ce nombre impressionnant met la pression, surtout que vous nous touchez par vos réactions enthousiastes, vos gentils mots, vos encouragements et les nouvelles que vous nous donnez. Vincent se fait un devoir de vous informer quasiment en temps et en heures. Pour ma part, je dois d’abord vivre intensément les évènements, les digérer, voire les laisser se décanter avant de vous les narrer et de vous les restituer le plus authentiquement possible en vous faisant partager mes émotions. J’ai aussi pas mal d’occupations à bord et je me lève un petit moins tôt que Vincent qui est souvent debout avant le lever du soleil.
C’est après le passage du canal de Panama que nous avions prévu, dès l’origine, que je rentre pendant un peu plus d’un mois pour retrouver les miens, car je suis du genre abandonnique et pour régler également quelques questions administratives. Je suis dans l’aéroport au moment où je rédige ce blog sur l’étape panaméenne si riche en émotions, en aventures de tous genres et si contrastée.
J’ai le cœur serré de laisser le capitaine, que je viens de quitter à la porte d’embarquement, le Crazy Flavour à la marina Flamenco et le nouveau trio de marins si sympathique que constitue Pierre Bordier, Spyros Metaxas et Patrick Nussbaum. L’équipage cette fois sera exclusivement masculin et je pense que cela nous permettra à Vincent et moi de nous retrouver encore plus intensément après cette période de brève séparation. En même temps, je suis toute joyeuse de serrer nos enfants, mes parents et mon beau-père dans mes bras, famille qui m’a fait comprendre avec tact et délicatesse qu’elle commençait à trouver le temps long.
Avant de quitter les San Blas ou Guna Yala, nous avons vécu une dernière soirée magique. Dix bateaux de la flotte se sont donnés rendez-vous sur l’île de Coco Bandero et ont fait préparer par un sympathique Guna, déjà rencontré précédemment, un dîner sur la plage. Celui-ci était orchestré par Dominique et Véronique du voilier Fou de Bassan.
Notre cuisinier d’un soir a dressé un buffet composé d’une salade de papayes, d’un curry de poissons et de riz à la noix de coco. Même le capitaine a dégusté le curry de poissons, c’est dire…
Nous étions assis sur des troncs d’arbres et des bancs improvisés, tous pieds nus dans le sable. Nous étions une bonne trentaine et notre chef guna a allumé un grand feu de bois, alimenté par deux acolytes avec de grandes feuilles de palmes. Je n’ai pas pu me retenir et j’ai entamé une danse autour du feu, de suite suivie par Geneviève et Etienne du bateau Loly. Nous avons célébré le ciel, la terre et le feu. Nous avons fait entrer dans la danse en nous prenant par la main toute la flotille présente. Vincent a eu alors l’idée d’entamer un « picoulet » qui a embarqué tout le monde. Nous nous en sommes donné à cœur joie sous l’œil médusé des trois Gunas présents. C’était une soirée hors du temps, de nos âges et de nos conditions, mais chaleureuse, sympathique, joyeuse. Avec des choses très simples, nous avons beaucoup partagé ce soir-là.
Le lendemain, nous avons vogué en direction du Panama et avons fait une escale sur l’île de Chichime, qui accueille un village guna et un modeste resort de vacances pour les habitants du Panama. Sur le trajet, il nous a été donné d’observer de nombreux îlots en voie de disparition : soit des îles désormais séparées en deux bandes de terre, soit des îles totalement rétrécies en largeur, l’eau les envahissant petit à petit, soit une terre réduite à deux ou trois palmiers avec une seule cabane. Comment les Anciens peuvent-ils encore douter de la montée des eaux et de la progressive, mais inéluctable disparition de ces îles enchanteresses ? En parcourant la plage avec Valentine et Ima d’Impossible le long de Chichime, aux fins de dénicher au village un dernier mola, une énorme noix de coco est tombée à un cheveu de nos têtes. A quoi tient le destin ! Cela aurait été tout de même stupide d’être blessées, voire pire, après avoir survécu à la traversée de l’Atlantique, à la redoutable navigation en cette saison au large de la Colombie et aux dangers d’échouer dans les passes des San Blas.
En arrivant à Chichime, Lionel et Jeanne nous ont accueillis pour le déjeuner avec l’équipage d’Impossible à bord de Nop-Nop, comme la navigation nous avait conduit à mouiller près d’eux à l’heure de midi. Nos deux amis cannois sont toujours accueillants et hospitaliers.
Nous avons à notre tour invité à dîner à bord Dominique et Véronique de Fou de Bassan le soir même. J’ai remarqué qu’il est plus facile d’être invités et également de recevoir lorsque nous ne sommes que Vincent et moi sur le Crazy Flavour et non un équipage de six comme d’habitude. Nous nous sommes bien débrouillés à deux au cours de ces trois dernières semaines dans nos navigations et nous avons apprécié de nous retrouver en tête à tête, pour une période prolongée, pour la première fois depuis notre départ.
Nous avons plongé avec masque et tuba à de nombreuses reprises dans l’archipel, mais les coraux sont malades et ont blanchi et du coup, il n’y a presque plus de poissons, vu qu’ils ne peuvent se nourrir. Lors de l’une de ces plongées, Valentine m’a ramené un beau coquillage et a insisté pour que je retourne voir un barracuda auquel je n’avais pas envie du tout de rendre visite. Nous avons aussi improvisé un apéritif sur la plage au coucher du soleil avec l’équipage de Suriya que nous apprécions beaucoup : Jost, Thomas son fils et Ann ainsi que deux co équipiers.
C’était tout simple avec quelques fruits séchés, nos derniers chips, eaux, limonades et bières, un beau moment à refaire le monde.
Nous avons mis le cap ensuite avec le Crazy Flavour sur Linton Bay, première escale sur la terre panaméenne où nous avions déjà précédemment séjourné pour permettre à Jacques Lacour de rentrer en Suisse. Cette fois le but était de faire le plein d’eau de nos réservoirs, notre lessive des San Blas, de nous réapprovisionner en fruits et légumes et de rincer le bateau à grande eau. Nous avons eu entre 23 et 25 nœuds de vent tout le long du parcours et des vagues entre 2m50 et 3m.Je ne suis plus impressionnée et plutôt fière que nous arrivions à nous débrouiller pour manier à deux notre 11 tonnes, même dans du gros temps.
Alors que j’étais à la barre pour entrer dans la passe que nous connaissions désormais et que nous la prenions en direct, sans la contourner, nous avons vu qu’en ce dimanche, c’était la fête de Carnaval, un peu anticipée avant le mardi gras. Partout les gens célébraient, dansaient et buvaient de l’alcool sur les rives, notamment celles d’Isla Grande.
Alors que j’étais à 5 nœuds dans le chenal, une pirogue motorisée garnie d’une dizaine de passagers hurlant de joie et de peur, nous a frôlé une première fois. La pirogue folle, visiblement conduite par un marin éméché, est revenue à la charge à la proue du Crazy Flavour. J’ai dû mettre mes moteurs sur neutre pour tenter d’éviter une collision, mais sous le poids du bateau et sa force d’inertie, ce n’était pas suffisant pour le télescopage que nous allions forcément vivre dans les secondes qui suivaient. J’ai dû alors lancer mes moteurs en marche arrière, avec la crainte de leur causer un dommage se faisant.
Alors que je préférais cette hypothèse plutôt que celle de blesser des passagers de l’embarcation motorisée et que mon cœur pulsait à fond, j’évitais la catastrophe et voyais ces inconscients rire aux éclats et foncer sur l’autre rive en me saluant et en m’applaudissant. J’ai poussé, vous ne m’en voudrez pas, quelques jurons bien sentis.
Le capitaine m’a félicitée pour mon sang froid, mais m’a aussi informée que si ce bateau fou ne nous avait finalement pas heurté et que j’avais bousillé de la sorte nos moteurs, nous en aurions eu pour nos frais. Je lui ai répondu que de toute façon il n’y avait pas d’autre choix possible dans de telles circonstances et qu’à refaire, je procéderai à nouveau ainsi.
Remis de nos émotions, nous avons vogué le lendemain sur le lieu historique de Panama qu’est Portobello, qui a été le mouillage de Christophe Colomb en 1502, lors de son quatrième voyage. Ce lieu est capital dans l’Histoire de Panama et a connu de nombreuses luttes entre Espagnols et Anglais, car il a représenté un point stratégique pour le commerce maritime entre les deux océans Atlantique et Pacifique.
Les bâtiments de l’administration des douanes sont en train d’être restaurés, mais il s’agit d’une bourgade avec des quartiers définis entre diverses populations, qui se côtoient en toute sérénité et qui ont adopté la culture congo. Sir Francis Drake y est décédé. Le lieu a aussi abrité bon nombre de pirates, dont le célèbre Captain Morgan.
Nous avons mouillé tranquillement une première fois dans la baie. Une heure plus tard, l’occupant du bateau voisin, un Russe nous a demandé de nous déplacer en prétextant que la nuit il soufflait violemment ici et que nous représentions un danger pour lui. Nous n’avons pas voulu entrer en conflit à ce sujet et nous avons décidé de nous déplacer.
Alors que nous cherchions le bon endroit pour mouiller ailleurs dans la baie parmi les bateaux déjà présents, quelle n’a pas été notre surprise de nous faire interpeller en français par un capitaine qui nous a déclaré être précisément en ligne avec Christian et Esther Pralong qui nous passaient « le bonjour ». Plus question de voyager « incognito » dans quelque partie du monde que ce soit ! Nous avons été repérés par le nom de notre bateau et les drapeaux du pays !
Nous avons mouillé notre ancre près d’un voilier en fort mauvais état, une véritable épave flottante. Nous avons salué son propriétaire et lui avons demandé d’où il venait et depuis combien de temps il était là.
Il nous a répondu être natif de Strasbourg et être dans cette baie depuis dix ans. Comme nous le questionnions pour savoir pourquoi il n’avait pas bougé depuis tout ce temps, il nous a informé que son bateau n’était plus navigable et que c’était devenu sa maison. Il a ajouté avoir peu de contact avec les locaux et se nourrir principalement du produit de sa pêche. C’est malheureusement le cas de plusieurs bateaux croisés au cours de notre périple. Ils ne naviguent plus du tout et sont devenus des « bateaux poubelles ». Nous avons observé un grand nombre de ces embarcations en Martinique, notamment à Le Marin.
Nous avons aussi été frappés de découvrir le nombre d’épaves de bateaux qu’il y a dans certaines baies, qui ont coulé ou échoué, et qui ne sont jamais retirées de l’eau.
Alors que nous dînions dans une pizzeria à Portobello avec les équipages des bateaux de la flotte présents dans la baie, j’ai engagé la conversation avec le jeune Italien qui servait, prénommé Dario. Il avait étudié l’histoire et la géographie. Il parcourait le monde en ce moment et donnait un coup de main à l’ami compatriote italien qui tenait l’établissement après avoir mené une carrière d’anthropologue. Il m’a proposé de nous conduire dans la mangrove pour observer la faune et la flore le lendemain.
J’étais très enthousiaste et j’ai convaincu nos amis de Blue Way avec qui nous avons vogué très souvent de concert dans l’archipel des San Blas, Regina et Peter, de nous accompagner ainsi que l’équipage d’Impossible. L’équipage de JAMS devait repartir pour permettre à leur hôte Wolfgang de découvrir Panama avant son départ pour Heidelberg où il est le voisin de la famille de Jorg et de Astrid.
Dès le matin 8 heures, nous nous sommes retrouvés à la pizzeria pour prendre possession de canöes cayaks et de bottes de caoutchouc.
Nos embarcations, sur lesquelles nous étions montés deux à deux, nous ont permis de traverser la baie, de remonter une rivière tout en voyant des escadrons de pélicans plonger et pêcher devant nos yeux. Sur les rivages, il y avait de nombreux oiseaux à observer. Nous avons pénétré dans un bras de la rivière dans un véritable tunnel de végétation en pagayant tout doucement sur nos embarcations.
Nous sommes ainsi parvenus au cœur de la mangrove. Il y avait de nombreux papillons bleus géants, des crabes, des oiseaux et des singes. Ces derniers émettent le bruit le plus fort des mammifères après les baleines et leurs cris sont proprement terrifiants. On pense qu’il émane d’un gorille alors qu’il s’agit d’un singe de petite taille. Nous avons été prévenus de la présence de serpents et de crocodiles, mais nous n’en avons pas vu et j’étais presque un peu déçue…
Arrivés à la source de la rivière, nous avons amené nos embarcations sur la boue et avons mis précautionneusement pied à terre avec nos bottes de sept lieues, pour éviter de nous enfoncer dans la boue qui fonctionne comme du sable mouvant et nous empêche de déplacer nos pieds. Nous avons dû nous aider pour patauger dans celle-ci grâce à des lianes ou des morceaux de bois sur la boue pour éviter de nous enfoncer et nous avons ainsi pu progresser jusqu’à un endroit où un sentier grimpait sur une colline dans la jungle.
Notre guide Dario nous a montré plusieurs espèces d’arbres, nous a fait sentir des plantes et toucher des feuilles.
C’était passionnant de découvrir cette jungle avec lui. Nous sommes redescendus la colline sur un autre flanc et sommes arrivés dans la mer des Caraïbes où pour certains nous nous sommes baignés.
Peter et Regina ont vu des barracudas. Cela n’a pas été le cas d’Ima et moi-même, n’ayant pas de masque et ayant simplement nagé pour nous rafraîchir. Le reste du groupe n’a pas souhaité se mettre à l’eau. Dario nous a cueilli des noix de coco. Grâce à mon couteau suisse, il a pu les percer pour nous désaltérer. Il s’est blessé se faisant. Je l’ai soigné avec ma trousse de secours et nous avons alors découvert que non seulement sa mère, mais lui également, viennent régulièrement faire les vendanges à Vétroz en Valais. Incroyable, non ?
Nous avons savouré la chair de nos noix de coco en les brisant sur des cailloux, car nous avions faim, (il était plus de midi) avant de rebrousser chemin, de gravir, puis de redescendre la colline, de marcher dans la mangrove et de remonter dans nos canoés pour aller voir cette fois-ci les vestiges du fort de Portobello, construit sur plusieurs niveaux. Vincent montrait des signes de fatigue, car en état d’hypoglycémie.
Nous avons chacun regagné ensuite nos bateaux dans l’après-midi pour nous débarrasser de la boue et nous restaurer. Nous avions convenu de retourner à la pizzeria en soirée pour débriefer et retrouver d’autres membres du Glywo arrivés dans l’intervalle à Portobello.
Nous avons visité encore avant la tombée de la nuit Vincent et moi en compagnie de Dario les divers quartiers de Portobello avant de rejoindre les autres pour le dîner.
Les villageois soufflent dans des coquillages pour se prévenir d’une arrivée. Cela remplace avantageusement le téléphone.
Le soir, le diable du Carnaval congo devait sortir dans les rues, mais nous ne l’avens pas attendu, harassés par notre journée. Nous avons convaincu l’équipage de Lolly, accompagnés d' Isabelle leur hôte de faire la même excursion en plus bref le lendemain, accompagnés de Dario.
De notre côté, nous avons pris le large avec le Crazy Flavour, Vincent et moi, pour nos derniers miles dans la mer des Caraïbes aux fins de rejoindre Shelter Bay, de manière à préparer notre traversée du canal de Panama qui devait nous amener dans le Pacifique. La mer était agitée, la houle bien formée et nous avions 25 noeuds de vent. Alors que je barrais, j'ai signalé à Vincent que je venais d'apercevoir un très gros tronc d'arbre que je m'efforçais d'éviter. Or, il s'agissait d'une baleine qui s'est écartée toute seule de notre route. Nous avons été émus par cette espiègle présence pour prendre congé de nous, côté Atlantique.
Nous sommes ensuite arrivés dans une zone où les bateaux, porte-containers et cargos en tous genres foisonnent et attendent leur tour pour franchir le canal. C'est beaucoup moins ludique et très impressionnant.
Je termine ici ma narration, car mon vol est à l'heure. Je m'envole depuis Panama City pour Genève, via Paris.
Adios.
P.S.
Je n'arrive pas à importer des photos dans mon article, mais je me ferai aider dans les jours qui viennent et promis je me rattraperai en en publiant tout plein dans le cadre d'un article réservé à notre visite dans la réserve naturelle Shangres où nous sommes allés à la rencontre d'une des 15 tribus amérindiennes qui subsistent, les Emberas.