Le passage du canal (suite et fin)
Écrit par Vincent le 03/03/2022

Nous sommes le 2 mars au matin. Nous avons appris la veille que les advisors, qui devaient être à notre bord vers 7 heures du matin, ne seront là que vers 9.00. Nous organisons un plantureux petit déjeuner qui recouvre de victuailles presque toute la table arrière du Crazy Flavour.
Fichtre, l’on ne sait guère quand il sera possible de manger à nouveau. Et l’expérience d’hier montre qu’il faut savoir prendre des forces.
Le temps est gris avec des ondées intermittentes. Le plafond nuageux apparaît bas. D’où nous sommes, nous pouvons encore apercevoir le pont haubané qui traverse le canal avant les trois écluses, côté Atlantique.
Le moral est bon, même lorsque l’on apprend par un WhatsApp de Victor que les advisors ne seront à bord que vers 10h00, puis vers 10h50. Le nôtre n’arrivera que vers 11h00 sur Crazy Flavour, après un élégant saut effectué depuis le bateau convoyeur.
Nous faisons connaissance de Hector. Employé du canal depuis plus de 20 ans, il arrondit ses fins de mois comme advisor en fonctionnant environ 3 fois par semaine, pris sur ses week-ends ou congés. C’est typiquement le cas aujourd’hui, puisque c’est Carnaval.
Hector a travaillé successivement dans cinq départements du canal. Il est actuellement employé des Ressources Humaines. Nous aurons en fin de parcours l’occasion d’obtenir de lui plusieurs données intéressantes.
Fabienne prend la barre d’autorité. La fonction de skipper ne l’effraie pas ou plus. Elle distribue les rôles et après les trois autres bateaux-compagnons d’infortune de la nuit agitée, nous lâchons nos amarres pour quitter -sans regret- cette brave bouée qui a joué son rôle en nous tenant ensemble contre vents, courants et vagues.
La file indienne se met en place. Les advisors font progressivement monter la vitesse jusqu’à 7.5 kn. J’explique à Hector que la vitesse optimale pour nous se situe vers 6 kn. Mais que j’aimerais ne pas dépasser 7 kn, pour ne pas trop solliciter nos moteurs. Notre vitesse oscillera, sur les quelques trente milles du canal jusqu’aux écluses, entre 5.5 et 7 kn.
Nous longeons la partie tribord du canal, en passant très proche des bouées qui marquent sa limite. La pluie tombe par intermittence, parfois fortement parfois comme une bruine légère. L’advisor ne bougera pas, pendant 9 heures de son poste, à côté du barreur, debout, et très attentif.
La vie s’organise à bord du Crazy Flavour. Pierre décide de faire du pain, pour tester ses recettes.il en profite pour faire une méga omelette jambon fromage qui sera servie successivement à trois convives, pour permettre une rotation à la barre.
Chacun se détend en admirant le paysage de ce lac qui est constellé de petites îles. Ce sont les sommets des collines qui ont été noyées dans ce lac artificiel alimenté par plusieurs rivières.
Nous rejoignons bientôt une fourche qui marque l’entrée par la gauche sur le canal de la rivière Chagres, qui a la particularité de diviser ses eaux qui se jettent tant dans le Pacifique que dans l’Atlantique.
À l’occasion du repas de midi, j’entame une discussion avec l’advisor dont j’obtiens un certain nombre d’informations.
Le Canal de Panama est opéré par une société appartenant à l’Etat du Panama mais qui dispose d’une certaine autonomie, notamment financière. L’an dernier cette société a reversé à l’Etat, plus de deux milliards de USD.
Elle compte 8895 employés, dont environs 2000 personnes sous contrat temporaire. La préférence à l’embauche est donnée aux citoyens panaméens. Il ne subsiste aucun employé américain au niveau du management. En revanche, il y a encore quelques pilotes de nationalité américaine. Un pilote est imposé à tout bateau dépassant 65 pieds. Il y en a environ 300. Ils sont les mieux payés, étant précisé que selon Hector, le canal est un très bon employeur. J’apprends incidemment que les hommes prennent leur retraite à 62 ans et les femmes à 57 ans au Panama.
Le management du canal est en train de consulter un mandataire international pour savoir si son agrandissement serait une bonne chose et rentable. Cela demande suppose de d’abord formuler un pronostic sur la quantité de marchandises transportées mondialement, après crise du COVID et, maintenant, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
La réponse ne doit pas être évidente. Les pays occidentaux vont nécessairement rapatrier une partie des moyens de production et le développement de l’impression en trois dimensions va très probablement changer la donne de la production des biens de consommation ordinaire.
Et c’est vrai que l’on ressent sur le canal un management assez efficace, des biens d’équipement assez bien entretenus, même si certaines écluses en acier riveté semblent dater d’un siècle, soit de 1915, date de l’ouverture du canal.
Nous voyons au loin le pont du centennial. Il s’agit de l’un des trois ponts qui relient les deux moitiés du Panama, pays littéralement traversé en son milieu par le canal comprenant le lac artificiel Gatun.
Juste après ce pont, apparaît la première écluse. Nous y étions prévus pour 15.00. Mais un cargo va nous y précéder, retardant un peu notre approche. Nous nous réunissons très vite avec Vitia et 2 Canoes. La manœuvre parfaitement réussie, étonne chacun par sa facilité. Deviendrions-nous des professionnels ? Fabienne irradie à la barre. Je la sens concentrée à l’extrême mais ne boudant pas son plaisir de constater qu’elle est apparemment la seule femme qui barre un des onze bateaux pendant les manoeuvres.
Nous pénétrons dans une longue écluse. Mais notre attelage est un peu de travers. Les advisors semblent ne pas trop s’en préoccuper. L’eau commence à descendre. Avec une vitesse qui impressionne. De l’ordre de un mètre en une minute dans une écluse de 300 mètres de long et de trente mètres de large….
Pierre et moi sommes à l’amarre arrière tribord, qui, de presque horizontale, se transforme très rapidement en amarre presque verticale. Il faut la garder sous tension sur un taquet, libérer quelques centimètres et la refixer, sans qu’il soit trop difficile de rapidement la relâcher. Et ainsi de suite.
A ce jeu de force et d’adresse, j’ai le sentiment que la partition n’est pas la même chez nos voisins 2 Canoes. Car après quelques minutes, nous entendons un bruit sec, dont tout le monde se demande s’il s’agit de quelque chose intervenu sur son bateau. Il n’en est rien. L’amarre arrière bâbord de 2 Canoes vient de lâcher, ce que vient de signaler à tout notre attelage ce bruit sec.
La suite est un modèle de crisis management.
Notre advisor comprend immédiatement ce qui va se passer. Notre coque tribord va s’écraser sur le mur gluant de l’écluse à tribord, sous la poussée des deux autres bateaux qui ne sont plus tenus que par notre amarre arrière. Hector indique à Fabienne de mettre ses deux moteurs en marche arrière forte. Il nous demande de bouger immédiatement deux pare battages sur l’arrière et veille à ce que la coque de notre bateau arrive parallèle au mur, et surtout qu’un pare battages se trouve très à l’arrière tenu à la main. J’ai cinq secondes pour tout mettre en œuvre. Je tiens un gros pare battage lorsque la coque arrive à la rencontre du mur de l’écluse. Ann a jailli de sa place avec un autre pare battage plat qu’elle avait pris chez Surya. A nous deux nous évitons tout choc direct sur notre coque et nous poussons le mur avec nos mains.
Pendant tout l’incident, l’advisor ne montre aucune forme d’excitation ou de panique. Il ne cesse de nous dire que notre équipe est fantastique, que tout est parfait que l’on fait un job fantastique. Et force est de reconnaître que la situation se stabilise. Grâce à l’action conjuguée de Fabienne, de l’advisor et des pare battages rapidement disposés, nous évitons le moindre dommage.

De l’autre côté de l’écluse une autre nouvelle amarre est hissée depuis 2 Canoes en toute hâte et mise sous tension graduellement. Le mur s’écarte progressivement de notre coque tribord et nous comprenons que nous sommes hors de péril. Pas un mot n’a été prononcé fortement et aucune exclamation ou éclat de voix n’est intervenu.
Nous disons notre gratitude à Hector qui ne cesse de nous complimenter. Fabienne n’en revient pas de ce qu’elle a réussi à accomplir. Et la question se pose alors de comprendre ce qui s’est passé à bâbord.
Selon Hector, la position initiale de 2 Canoes n’était certes pas optimale, mais il pouvait facilement y être remédié en lâchant un peu plus d’amarre au début pour réduire la tension.
J’apprendrai le soir même de Ann, la propriétaire canadienne de 2 Canoes, que leur advisor n’a pas voulu lâcher assez vite leur amarre arrière. Qu’à un certain moment leur taquet, qui est conçu pour résister à une force latérale, mais non verticale, a fait des bruits indiquant une possible prochaine rupture, et que peu après leur amarre a lâché au niveau du haut de l’écluse.
Difficile d’établir des responsabilités. Ce que notre advisor, qui a effectué environ 700 traversées de canal en cette qualité, nous a dit c’était que ce n’était que la deuxième fois que cela lui arrivait.
Les dieux panaméens étaient présents au-dessus de cette écluse et Crazy Flavour n’a pas subi la moindre éraflure. Un grand merci à l’advisor et à l’équipage qui a très promptement réagi.
Nous sortons de la première écluse, un peu dopé à l’adrénaline et souriant de toutes nos dents…. Nous sommes devenus des Warriors à qui rien n’est plus impossible. La deuxième et troisième écluses se profilent à un mille plus loin. Elles sont immédiatement consécutives.
La deuxième se passe sans encombre, mais la troisième est de nouveau le lieu d’un incident qui aurait pu avoir des conséquences.
L’employé du canal qui reçoit notre amarre, alors que l’attelage avance à la vitesse d’un homme au pas rapide, hésite à mettre celle-ci à une bite d’amarrage, il continue puis fait marche arrière subitement pour la poser à la bite précédente qu’il avait déjà dépassée à pied. Pierre et moi essayons de rattraper la tension sur cette amarre, probablement de manière un peu trop rapide et forte. L’attelage est de nouveau déséquilibré et notre coque arrière prend la direction du mur de l’écluse. Fabienne réagit vivement au moteur et nous évitons le mur de 50 cm. J’étais là avec un pare-battage, donc aucun souci, mais la tension remonte à nouveau d’un cran dans cette écluse finale.
Finalement l’eau descend et quand l’écluse finale s’ouvre devant les onze bateaux chacun ressent une forte émotion. Nous flottons désormais sur le Pacifique. Des hourras et des klaxons se font entendre. Nous glissons hors de l’écluse et procédons rapidement à la séparation de l’attelage.
C’est avec un doux sentiment de bonheur ( eh oui, il faut les éprouver et les relever) que nous progressons en direction du bridge of America’s, qui était jusqu’à peu le seul pont qui reliait les deux Amériques.
Un sentiment d’euphorie et de bien-être nous envahit. Une bouteille de champagne opportunément stockée au frigo depuis le matin est promptement débouchée. Nous goûtons à la découverte d’un nouveau monde et au début d’une nouvelle page de notre album de voyage.

La nuit tombe. Nous nous séparons de notre advisor qui retrouvera sa famille ce soir. Il nous faut encore rallier dans l’obscurité la marina Flamenco dans laquelle nous avons réservé une place. Une entrée mal éclairée, et pas très large, de laquelle sort un dinghy qui vient nous chercher et nous guider jusqu’à notre place. Nous nous amarrons à quai sans problème en marche arrière.
Et nous nous dépêchons de nous doucher et de nous changer pour retrouver les autres équipages au restaurant « la Fabrica ». C’est le lieu, entre équipages de reprendre cette traversée de deux jours, de comparer les mérites de nos advisors respectifs, et de revivre les moments intenses.
C’est aussi le moment de se dire que la route parcourue depuis la Grande Motte est immense…
La suite vous la découvrirez, après que Fabienne nous aura quittée. Elle croit utile de préciser que son départ n’est aucunement un mouvement d’humeur, mais une pause prévue dès le départ, pour retrouver enfants, parents et amis, pendant que le catamaran ralliera les Marquises, via Galápagos. Elle y rejoindra le bord à mi avril.