La suite de la traversée
Écrit par Fabienne le 05/12/2021
Lundi 29 novembre, 10 ème jour de traversée, comme chaque matin, notre skipper commence la journée en étudiant la météo et effectue des prévisions pour le jour même et le lendemain. Il tire différentes cartes météo concernant le vent, la houle, les routages possibles et il les compare. Il observe aussi la position des autres bateaux de la flotte pendant la nuit précédente, leur trajet et leur vitesse respective.
C’est le cas de Manaca. Vitamine n’est pas reparti. Nous en ignorons la raison, de même que Vitia.
Les trois 5X, gros bateaux de la flotte, tout juste sortis du chantier, se battent pour la 4ème place, derrière Saga, le tout nouvel Outremer 55 et deux Outremer 51, Splendid C’s et Jams.
Vincent attend ensuite le rapport de notre routeur qu’il imprime. Il compare ce que Chris Tibbs nous prévoit pour les prochaines 24-48 heures avec ses propres conclusions et ensuite, il informe l’équipage. Il arrête alors ses décisions en concertation avec Robin et Lionel
Je sens que Vincent n’est pas aussi heureux et détendu comme il peut l’être lorsqu’il navigue et qu’il ne tient pas aussi souvent que d’habitude la barre du Crazy Flavour. Je le vois beaucoup à la table à cartes. Je ne souhaite pas le questionner à ce sujet, mais je devine qu’il sent qu’il a charge d’âmes au milieu de cette immensité d’eau, qu’il doit nous approvisionner en eau, en énergie, veiller à notre confort et à notre sécurité et qu’il doit amener le bateau et l’équipage sans dommage, de l’autre côté de l’Atlantique.
Les responsabilités, dont il a pourtant l’habitude, qu’il assume en ce moment, doivent lui peser, ce qui l’empêche probablement de jouir comme à son habitude de l’instant présent.
Cet après-midi, alors que Lionel est à la barre et surfe sur les vagues, il atteint un premier record du bateau, 14,8 nœuds. Ce record sera battu le lendemain par Robin à 18,4 nœuds ! La houle s’est formée et les vagues atteignent 2,25-2,50 m.
Ce petit mot pour dire que Bettina et Claude-Aline sont admirables. Elles sont toutes les deux positives, ont le sourire et sont très courageuses. A mon sens, peu de personnes supporteraient nos conditions actuelles de navigation avec une telle attitude dynamique. Nos hommes sont aussi extraordinaires, car ils sont multi tâches, ils savent tout faire. Ils restent calmes et de bonne humeur.
C’est la grande classe le calme, la débrouillardise et la cohésion de cet équipage.
Nous nous sommes tous levés très fatigués ce matin. Le manque de sommeil se fait sentir chez chacun et nous tentons tant bien que mal de faire des siestes dans la journée pour récupérer de nos nuits, entrecoupées par les quarts. Nous ne parvenons pas toujours à nous endormir quand nous regagnons nos couchettes. Nous somnolons, plutôt que d’atteindre un sommeil profond. Nous flottons entre deux mondes. Parfois, lorsque je suis tirée la nuit de mon sommeil par le réveil, je mets plusieurs minutes pour être vraiment ici et maintenant et s’il faut faire une manœuvre rapidement, j’ai l’impression de n’avoir pas toute ma lucidité.
Bettina ne s’est pas réveillée pour son quart, car elle faisait un rêve précisément dans lequel son réveil sonnait et elle ne l’a pas assimilé à la réalité. Robin est venu la chercher ne l’ayant pas vue débarquer sur le pont avec son équipement, elle qui est toujours à l’heure, voire même en avance.
Mardi 30 novembre, 11ème jour. On essuie, pour débuter le dernier quart de la nuit que je partage avec Lionel, trois quatre grains d’affilée, qui consistent dans des rideaux de pluie plus ou moins importants, dans lesquels les bourrasques de vent peuvent être violentes. Nous avons pris deux ris et nous enroulons le gênois pour dérouler la trinquette. Dans ces bourrasques, nous avons 31 nœuds de vent. Nous atteignons 16,4 nœuds de vitesse dans des vagues de 2m50. Nous cuisinons nos dernières saucisses fraîches avec de délicieuses courgettes. Nous entamons le sublime gruyère salé, offert par le frère de Claude-Aline, prénommé Guillaume et nous nous disons qu’en Suisse, nous avons vraiment de bons produits.Nous nous concoctons un dessert de bananes du régime que nous avons emmené avec nous des Canaries. Ce sont les dernières. Nous ajoutons au jus d’oranges un peu de rhum, histoire de nous rapprocher davantage des Caraïbes. Nous ne parvenons plus à pêcher, car la vitesse de notre bateau est trop rapide. L’autre jour, un thon avait mordu à l’hameçon et la ligne s’est cassée sous son poids. Grosse frustration ! Nous n’avons plus le matériel nécessaire pour pêcher du coup, sauf dans le sac de survie et il n’est pas sûr que le capitaine nous laisse y toucher, ne raffolant de toute façon pas du poisson. Eh oui, c’est assez paradoxal pour quelqu’un qui vit sur l’eau, mais Vincent ne mange rien qui en provienne, c’est-à-dire ni poisson, ni fruits de mer, ni algues. Mercredi 1er décembre,12ème jour de traversée. C’est mon anniversaire, soit un jour spécial pour moi. Nous préparons au petit matin Claude-Aline, Lionel et moi un bircher avec des fruits encore frais, sauf pour Lionel qui n’en mange pas. Il y a un magnifique arc en ciel au lever du soleil. L’astre roi brille et l’immensité d’eau qui nous entoure est de couleur émeraude. Le spectacle est grandiose. Je rentre dans ma cabine poser mon équipement de nuit et me changer. Vincent a fait de l’eau avec le désalinisateur et nous avons la permission de prendre une douche. Je ne m’habille pas aujourd’hui dans mon habituelle tenue de marin, mais j’enfile une chemise indienne verte ramenée de Goa. Lorsque nous nous retrouvons à l’heure de l’apéro, tout l’équipage est propre, douché et changé. C’est excellent pour le moral ! Au moment où Vincent débouche une bouteille de champagne, Lionel à la barre, nous signale quatre baleines à tribord, 3 adultes et un baleineau. Elles ne s’approchent pas de nous, mais le spectacle en vaut la peine. Nous apprenons deux jours plus tard qu’une baleine est venue se fourrer entre les deux coques de Saga à leur plus grande frayeur. Elle a glissé dessous et est repartie par chance sans leur causer de dommage. La table a été dressée à l’intérieur par Lionel et Claude-Aline. Il y a une belle nappe, de beaux verres et des serviettes artistiquement pliées. Bettina et Robin nous ont concocté des spaghettis carbonara, une salade de betteraves rouges ainsi qu’un magnifique gâteau au chocolat, garni de petites lettres multicolores « Happy Birthday ». Je suis très touchée par cette délicate attention, car ils ont confectionné au cours de leur quart de nuit ensemble ce délicieux gâteau. Je suis comblée de cadeaux. Bettina et Robin m’offrent le livre de Sylvain Tesson « La panthère des neiges » et des chocolats, Claude-Aline et Lionel un pull en merinos, manches courtes, de couleur prune pour mes quarts de nuit et Vincent de somptueuses boucles d’oreilles. Il me fait aussi une belle déclaration dans l’intimité du blog suivi par près de 400 personnes… Lionel me passe les vidéos qu’il a enregistrées avant le départ d’Ambre, de mes parents de mon frère Jean-Marc et celle de sa famille, soit Stany et mes deux neveux qui me chantent « Joyeux anniversaire ». C’est trop chouette de vous voir tous et de vous entendre. Je vous aime fort. Je suis très émue par les témoignages d’affection de l’équipage et par ceux de mon entourage. Quelle belle fête ! Il sera difficile de faire plus original une autre fois ! La fin de journée s’avère plus délicate et beaucoup moins sympa. Nous découvrons que les taquets coinceurs de spi et de grande voile ont été arrachés par l’écoute ou la contre-écoute de trinquette. Le pilote automatique s’interrompt dans la foulée, probablement fatigué par l’usage intensif effectué depuis plusieurs heures. Nous devons nous précipiter dans le carré intérieur pour le désarmer, puis le remettre avec les autres instruments. Il faut immédiatement reprendre la barre pour éviter l’empannage. Le pommeau de la manette du moteur s’effrite à son tour en mille miettes. C’est une suite de déveines qui défile, couronnée par une poulie de l’écoute de grande voile qui est coincée et qu’il faut aller libérer par 25 nœuds de vent. L’équipage traite les problèmes les uns après les autres. Les marins à bord du Crazy Flavour font preuve de sang -froid et de calme. Ils sont ingénieux, créatifs et bricoleurs. Par exemple, le bouchon de la bouteille de Moet et Chandon débouchée à midi devient la manette de commande du moteur. Il fallait penser à cet utile recyclage ! En début de soirée, les vagues atteignent de 2m75 à 3m25. La charnière de la porte de la salle de bains de la cabine bâbord est sortie de son gond et a cassé. Vincent trouve une pièce de rechange et Robin me la remonte.
Bravo à cette formidable équipe.
Lionel et Vincent s’y emploient dans un premier temps, puis vu la délicatesse de la manœuvre, décident d’empanner malgré le vent toujours aussi élevé. Il est alors 4 heures du matin. C’est avec soulagement que le Crazy Flavour voit sa route diverger désormais de celle de Great Circle.
Lors de cette journée, notre VHF capte un Mayday, très éloigné de nous. Un équipage anglais, participant de l’ARC, soit une traversée de l’Atlantique en régate de près de 200 participants, est en grave difficulté. Le système de gouvernail de son bateau a subi une avarie majeure et les cinq hommes d’équipage anglais ont dû abandonner leur embarcation. Cette dernière dérive désormais et l’équipage a été recueilli sur un autre bateau. Tant mieux pour eux ! Jeudi 2 décembre,13ème jour de traversée. Au cours de toute cette journée, le vent est constant entre 23 et 25 nœuds. La houle se maintient à la hauteur du jour précédent et les séquences sont plus courtes entre les vagues. Nous sommes tous épuisés par la nuit précédente. Le capitaine nous annonce produire de l’eau pour pouvoir nous doucher et même de faire une lessive. C’est la récompense de nos efforts de la nuit. Nous dormons à tour de rôle dans la journée pour tenter de rattraper le sommeil en retard. Il fait désormais très chaud la journée dans nos cabines et nous ne pouvons pas les aérer comme nous le souhaiterions à cause des vagues. Nous risquerions l’inondation en laissant les hublots ouverts. Il fait entre 27 et 31 degrés selon les heures de la journée. Nous avançons à nouveau nos montres d’une heure pour être à celle de la Barbade quand nous l’atteindrons. Claude-Aline entreprend de faire du pain sous la direction de Robin qui s’est entraîné à la maison avant le départ. C’est une réussite. Elle nous régale d’un pain complet, travaillé artistiquement. Du coup, pas de chance pour elle. L’équipage lui en réclame deux nouveaux pour le week-end qui s’annonce. Dans la journée, Lionel me montre comment barrer astucieusement en jouant avec les vagues dans une telle houle. A plusieurs reprises, notre bateau atteint une vitesse de 14 nœuds. Lors d’une manœuvre en fin de journée, je lâche trop rapidement le génois. Je me fais engueuler à raison par le skipper, mais j’en ai marre ! Vincent m’avait « vendu » une traversée plus cool, sous de doux alizés pour traverser l’Atlantique, avec de longues vagues, pas trop hautes et bien espacées, très différentes de la Méditerranée. Je ne me console pas en écoutant que les conditions sont tout à fait inhabituelles cette année. Dès 17h, les habituels grains du soir commencent à se former. Nous nous préparons en conséquence. Nous affalons le génois et hissons la trinquette. Nous prenons provisoirement un troisième ris préventif que nous relâcherons plus tard. Nous pensons que nous avons désormais mangé notre pain noir et que la suite, soit l’arrivée sur la Barbade ne peut être que plus douce. Nous l’envisageons au milieu de la semaine prochaine et pensons que si les airs faiblissent un peu, nous pourrions alors démontrer que les marins du lac savent aussi se débrouiller dans l’océan et rivaliser avec les meilleurs.