La fin de la fin

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La vente est un art délicat. A fortiori celle d’un bateau. Plus encore lorsque cette vente intervient à l’étranger, que le pavillon du bateau est celui de Grande Bretagne et que l’acheteur est néo-zélandais.

 

Fort heureusement, je peux compter sur le concours du broker du groupe Grand Large, M. Pierre Delhomeau, que je connais de très longue date et qui est quelqu’un en qui j’ai toute confiance.

 

Le processus de vente convenu prévoit l’intervention d’un expert. Celui-ci est payé et choisi par l’acheteur. Cette expertise se déroule sur deux jours, le 28 et 29 juillet 2022. Le 29, le bateau est sorti de l’eau, aux frais de l’acheteur. 

 

Au terme de cette expertise, l’acheteur doit verser le solde du prix de vente (déduction faite de l’avance déjà effectuée) sur le compte bancaire du broker. Lequel déduit sa commission et verse le solde au vendeur. Le contrat de transfert du bateau et le titre de propriété du vendeur sont alors transmis par le truchement du broker à un autre mandataire (tourdumondeur) qui effectue toutes les opérations auprès du Registre Anglais qui délivre le nouveau titre de propriété à l’acheteur.

 

L’opération suppose la présence simultanée de l’acheteur et du vendeur sur place. Et celle de l’expert. Le broker vient également car il a un rôle d’intermédiaire. Et qu’il est garant du bon déroulement de l’opération finale puisque les fonds et les papiers du bateau lui sont remis. 

 

Je me suis souvent demandé avant d’y arriver concrètement quels pourraient être les scenarii possibles. 

 

Et notamment qu’est-ce qui pourrait se passer si….   l’acheteur faisait défaut ou changeait d’opinion, ou s’il refusait l’achat pour tel ou tel prétexte ?

 

Devant tant d’incertitudes, j’avais gardé quelques éléments en main. Si j’avais fait vider du bateau les 20 cartons contenant tout ce que nous ne voulions pas laisser à bord, je n’en avais pas moins demandé que dits cartons restent en dépôt à Raiatea, et ne soient déplacés à Papeete qu’à mon signal. 

 

Ensuite j’ai gardé l’acheteur hors du bateau pour ne pas risquer une prise de possession anticipée. Il venait quand il voulait, examinait tout ce qu’il souhaitait, mais il dormait, avec son fils, à l’hôtel. 

 

L’acheteur est un professionnel de la voile. Il était l’un des actionnaires d’un chantier naval néo-zélandais, connu pour construire parmi les meilleurs 470 et 49ers au monde. Ainsi que d’autres bateaux plus importants, souvent en carbone, sur plans. 

 

Je savais que je pourrais compter sur un examen minutieux de sa part du bateau. Tant par lui que par son expert, venu en avion de Nouvelle-Zélande. Mais en même temps, je sentais que je pouvais lui faire confiance pour honorer son engagement d’achat. Et qu’il était vraiment désireux d’acquérir Crazy Flavour.

 

Le jeudi 28, l’expert est arrivé un peu en retard de Nouvelle Zélande. Pierre et moi avons pris le parti d’être le moins possible dans ses pattes lorsqu’il examinerait le bateau.

 

Lorsque nous sommes revenus d’une course en ville, nous l’avons découvert déjà à l’œuvre sur le bateau, armé d’un marteau, enrubanné de scotch, en train de taper sur toutes les parties de la coque. Le but est de déceler au bruit l’existence d’un possible délaminage de la coque. Ce qui n’a pas été identifié, à mon grand soulagement, étant précisé que je n’avais jamais eu de chocs avec le bateau, mais on ne sait jamais…. L’après-midi s’est finie par une remarque de l’acheteur, Dave, que rien de problématique n’avait été identifié. On était en bon chemin.

 

J’ai été me coucher après une merveilleuse soirée toute en amitié passée sur Fou de Bassan, reçu par Véronique et Dominique, avec Marie Laure et Arnaud de Chap’s, ainsi que Etienne et Geneviève de Loly. Je sentais que tout le monde voulait alléger l’atmosphère, par des blagues des histoires et de la décontraction. Pierre s’est joint à nous et a participé aux grandes rigolades. 

 

La nuit fut entrecoupée de cauchemars et d’insomnies. Le bateau vibrait sur ses amarres, les grains se succédaient, et je gambergeais tant sur la sortie à venir du port que sur l’entrée dans le carénage, pour le levage du bateau. Évidemment je me faisais des films sur le fait que l’examen des coques allaient révéler Dieu sait quel défaut soudain qui mettrait fin au processus de vente. 

 

Le vendredi matin Pierre arrive pour notre usuel petit déjeune matinal.
 

Il m’indique de suite qu’il a pour habitude de prendre la barre lorsqu’un propriétaire vend son bateau. D’une part, cela évite de faire des bêtises sous le coup de l’émotion. D’autre part, il préfère gérer lui-même pour éviter tout problème avec l’acheteur. Je me sens soulagé d’une tonne. Il me reste à préparer la manœuvre. La veille nous étions aller voir le maître de port qui nous avait indiqué clairement ne rien pouvoir faire si un bateau nous prenait la place. Il nous conseilla de laisser le dinghy et de faire avancer Fou de Bassan. Ce que nous faisons de bonne heure, ce 29 juillet au matin.

 

Ensuite cap sur le chantier du carénage. C’est une langue d’eau entre deux berges de la largeur du bateau avec des enrochements des deux côtés et pas de fond. Il nous faut en plus relever les dérives, donc perdre de la manœuvrabilité du bateau. Pierre pilote Crazy Flavour en professionnel, opère un tourner sur place et permet à l’équipe de 10 ouvriers postés sur les bords du canal de s’emparer des amarres que nous leur lançons. Deux costauds tiennent à main nue l’amarre de l’avant alors que le vent souffle à 25 Kn. Je suis impressionné par le savoir faire et le calme ambiant. Pas un cri. Personne n’aboie, tout le monde est très concentré. 

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Chantier Carenage

La grue portante est mise à l’eau. Elle viendra soulever l’Outremer 51 au niveau de ses deux poutres, de manière inusuelle. Mais efficace.

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Sirtie

Vient le moment fatidique où les « jupes » de Crazy Flavour apparaissent. Pierre fait un rapide tour et me jette un clin d’œil. Tout va bien. Je me mets même à trouver que ce superbe catamaran a presque l’air quasi neuf sur son véhicule de sortie. 

 

Je demande une spatule ; avec Ben, le fils de Dave, et Pierre, nous grattons délicatement la partie immergée des deux coques pour en retirer les divers petits mollusques qui étaient venus élire domicile, dans l’ignorance du sort qui les attendait. 

 

Au moment d’arriver avec ma spatule, au bout de la coque tribord, je suis pris d’une émotion vive. Je me dis que c’est la dernière fois. Que je dois tant à ce bateau. Qu’il m’a donné l’occasion de vivre quelque chose d’incroyable. Je tente de lutter contre la montée des larmes, mais c’est peine perdue. Je vais reprendre ma contenance discrètement un peu plus loin. Quelques minutes plus tard, Dave me demande de sourire devant son objectif devant l’autre coque. Je m’exécute de bonne grâce, sachant que pour lui le moment paraît tout aussi crucial. Il sait que plus rien ne s’oppose désormais à ce que lui et son épouse Sue deviennent les nouveaux ayants-droit de ce catamaran.

 

Nous sortons du chantier Carénage après que l’expert a frappé avec son fameux marteau toute la partie immergée et émergée des coques. Il nous faut monter la voile avec deux ris. Ben et Dave sont avec moi à la manœuvre. A peine la Grande voile hissée, le bateau bondit à 7 Kn. Le temps de mettre la trinquette et le compteur de la vitesse sur le fond (SOG) indique en permanence entre 9.2 et 10 Kn. Pierre ne dissimule pas son plaisir à la barre. L’expert fait part de son contentement à voix haute. C’est son premier bord en Outremer. Il dit admirer la facilité de la progression et la constance de la vitesse, avec un très beau sillage. 

 

Dave a le sourire aux lèvres. Le bateau veut nous montrer que, dûment allégé et avec les coques lisses, il peut aller très vite. Nous avons entre 23 et 26 Kn de vent apparent à 60 degrés du vent. Et très vite nous effaçons la distance entre Raiatea et Tahaa. Il faut virer, ce qui se passe sans ambages. Et il faut redescendre, ce qui permet à Dave de barrer.

 

Le temps de rouler la trinquette puis d’affaler la GV, nous nous dirigeons vers le quai de la Marina Apooiti. Dominique modifie ses amarres avec son épouse pour nous redonner la place à quai. 

 

Nous voilà prêt, pour cette dernière phase de l’expertise. L’expert doit reprendre un vol à direction de Auckland à 19.00.

 

Nous passons un moment avec Pierre à faire quelques achats en ville puis à attendre sur Fou de Bassan la fin de l’examen par l’expert ainsi que le rapport de ce dernier et la détermination de l’acheteur nous revienne. C’est un moment de tension auquel Pierre est accoutumé, pas moi. 

 

Dave nous appelle. Nous nous rendons dans le cockpit. S’ensuit une discussion de tous les points relevés par l’expert qui prend une heure. Certains points sont contestés. Je laisse Pierre à la manœuvre, comme le matin sur le bateau. Mais le plus important a été dit par Dave d’emblée. Il veut ce bateau. Il le trouve génial. Et une partie des réparations, toutes de détail, il les effectuera lui-même, en tant que constructeur naval. 

 

Pierre et moi proposons à Dave et Ben de partir vers l’aéroport accompagner l’expert et de revenir à bord pour une discussion finale sur le contenu de laquelle nous nous mettons d’accord avec Pierre.

 

Sans rentrer dans les détails, nous acceptons de réduire (très) marginalement le prix, et d’envoyer à Dave depuis le chantier Outremer quelques pièces à changer. Dave se lève, un peu ému, et nous nous serrons la main. Pierre avait amené du Laurent Perrier qui était au frais. Il est débouché et, à quatre, nous éclusons la bouteille, dans une ambiance désormais détendue. 

 

Le soir Pierre m’invite au restaurant Ixora, le meilleur de l’île. C’est fou. C’est fait et je ne le réalise pas vraiment. On appelle Fabienne et on lui détaille la journée et le développement final. Je sens qu’elle réalise à son tour que la page est en train de se tourner.

 

Le soir plusieurs amis GLYWO passent sur le bateau et l’on refait le monde. Je leur dis à tous que le plus dur ne sera pas de quitter le bateau, mais bien de quitter le GLYWO et tous ceux qui sont devenus nos amis. 

 

Le lendemain matin je prends congé par messages WhatsApp d’Impossible et de Nop Nop qui quittent Bora Bora pour gagner les Fidji. 

 

Le samedi toujours, je passe l’après-midi à expliquer à Dave et son fils certains détails et comment utiliser au mieux tous les équipements du bateau. Dave est très soucieux de ne pas rater quelque chose et il prend de nombreuses notes. Pierre nous rejoint pour compléter les explications. 

 

Je comprends que le paiement sera ordonné par Dave et son épouse et la preuve de paiement interviendra lundi. Je décide en conséquence de fixer mon départ de l’île le mardi. 

 

Le samedi soir nous nous rendons à une fête chez la cousine de Dominique, Anouk Pomare, qui est une descendante de la famille royale de Tahiti. 

 

Anouk nous accueille avec gentillesse et sérénité chez elle. Celui que nous fêtons n’est autre  qu’Etienne de LOLY, qui célèbre ses 66 ans. Il est tout heureux d’être entouré d’une quinzaine d’amis du GLYWO. Nous lui avons préparé deux chansons que nous interprétons avec joie et bonheur. Quel plaisir d’être encore là, pour ces derniers moments au sein du GLYWO. Puis Dominique nous fait hurler de rire avec quelques gags que personne n’oubliera.

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Anni etienne

Voilà. Ce dimanche, je verrai partir Fou de Bassan. Ce soir nous célébrerons la passation. Je collecte les drapeaux qui ont survécu à l’odyssée, je parle chaque demi journée à Fabienne dont l’impatience le dispute à la gentillesse au téléphone et qui trouve que, paradoxalement, je suis plus entouré qu’elle dans ce moment charnière. C’est aussi l’occasion d’informer les anciens équipiers qui réagissent et auxquels je m’efforce de répondre. Le coucher de soleil reste incroyable chaque soir. 
 

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Subset devsnt FDB

 

 

 

 

 

Bon, on ne va pas se mentir, ce moment est en arc-en-ciel. Bonheur et tristesse se mélangent. Soulagement et sentiment de spleen se mixent. Difficile de se projeter dans le futur immédiat. 

 

Je ressens un profond sentiment de très grande reconnaissance à toutes celles et ceux qui ont permis que cette aventure d’un demi tour du monde puisse exister et se réaliser.

 

A commencer par Fabienne qui a vécu un moment fort de sa vie et qui s’est un peu transformée sur un plan personnel et intérieur, en affrontant tous ces challenges successifs dans un monde qui n’était pas le sien. Mais dont elle est devenue un pilier. je la remercie en particulier de la confiance dont elle m’a toujours honoré. 

 

A tous les équipiers, près d’une trentaine qui se sont succédés sur ce bateau. Avec bonheur, plaisir et amitié, devant ce monde marin sans limite, en particulier à celles et ceux qui ont dû surmonter des craintes initiales ou ont souffert d’un peu de mal de mer.

 

Et tout spécialement à l’équipe formée autour de Pierre Bordier qui a pu et su amener le bateau sans le skipper, mais en parfait maîtrise, de Apataki à Papeete, ensuite de mon accident de plongée. 

 

À Ambre qui a assuré l’intendance depuis la Suisseet qui a su psychologiquement être là, assistée par Coralie.

 

A Lionel qui n’a pas ménagé ses conseils et son soutien et qui a pu faire (avec Claude Aline)  à moins de trente ans sa première transat. Je sais qu’il en aura d’autres, sacré veinard.

 

A tous nos amis de GLYWO. Je ne vous citerai pas. Mais vous êtes chers à nos cœurs. On vous retrouvera, on le sait. 

 

Et puis parce qu’il a été là au début, en 2015, et de manière discrète mais amicale tout au long des sept ans de détention, et surtout maintenant à ce moment crucial à Raiatea, merci à Pierre DELHOMEAU. Un courtier en or. Fidèle, adroit et très honnête. Une des perles de Grand Large Yachting, qui a su trouver un acheteur de haut niveau auquel nous pouvons confier Crazy Flavour.

 

Un grand merci aussi à toute l’équipe Outremer / Grand Large. Votre collectif est impressionnant.

 

Je manquerai peut être de citer certains. 

 

Commençons par le très haut et une évidence. Sans Xavier Desmaret, il n’y aurait aujourd’hui ni Outremer(s), ni GLYWO. Et ses venues sur le parcours témoignent de son implication directe dans le GLYWO. Au passage une grosse bise à Barbara, son épouse, fidèle lectrice de notre blog et soutien indéfectible de notre odyssée. Je crois que Xavier ne le sait pas encore, mais elle pourrait bien l’emmener (Xavier feindra que ce sera contre son gré) dans une prochaine édition du GLYWO.

 

Merci à Matthieu, Benjamin, Céline, Sylvain, Maud, Thomas, bref à tous ceux qui ont soutenu cette odyssée depuis la base arrière de la Grande Motte.

 

Enfin un immense merci à Victor et à Luc, qui peuvent être décrits par les sept «i». 

 

Inventifs. Infatigables. Inusables. Inoxydables. Intègres. Inestimables, et désormais illustres.

 

Enfin un dernier mot à Crazy Flavour. 

 

Un catamaran qui est devenu un mythe, notamment dans le GLYWO et sur les rives du Léman, dont il a souvententendu parler mais qu’il ne connaît pas.

 

Un bateau dont l’âme est perceptible, en particulier à certains grands moments de navigation, mais aussi à l’ancre dans un lagon. 

 

Un véritable et fidèle ami de sept ans que Fabienne et moi laissons désormais prendre son envol dans l’entier du Pacifique, non sans émotion. 

 

J’en pleure en l’écrivant. 

 

Je n’oublierai pas sa discrète fiabilité, son sens de l’anticipation, son confort et ses performances. 

 

Tu es toujours resté jeune. Tu nous as beaucoup donné. Pardonne-nous de te quitter. Prends soin de Crazy Fabi. Nous prendrons de tes nouvelles.

 

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CF fin

 

Et rendez-vous à vous tous prochainement pour l’abécédaire de la fin. La définitive.