Galama
Écrit par Vincent le 04/04/2022
Galama, c’est une abréviation : des Galápagos aux Marquises. Abréviation trouvée sur le post PredictWind de Loly. Je trouve que cela sonne bien. Et je me permettrai de l’utiliser. Nous bouclons aujourd’hui notre quatrième jour en mer. Et avançons en moyenne de 190 à 200 NM par jour. A ce rythme, nous serons largement dans les temps. Mais il ne faut jurer de rien après les premiers jours sur un trajet qui devrait en faire entre 15 et 20. Pendant cette traversée, ma belle-mère aura fêté son anniversaire, pour une fois sans son gendre préféré, et l’on aura enterré ma tante Jaqueline, sœur aînée de ma mère qui avait fêté début février ses 100 ans de vie. Le décès de ma tante me parait l’occasion de nourrir quelques digressions que le temps infini que j’ai à disposition m’autorise, j’allais dire, enfin. Jaqueline Montandon fut une active et zélée fonctionnaire du DFAE, où elle occupa en particulier les fonctions de secrétaire d’ambassadeur. Dans plusieurs postes à l’étranger, notamment à Prague, à l’époque communiste et à Alger, après l’indépendance, elle put vérifier la chance qu’il y avait de vivre en Suisse, ce qu’elle se plaisait à nous rappeler. N’ayant jamais trouvé de mari dans ses postes successifs, elle se dédia après sa retraite, à sa mère, ma grand-mère Zélie, née en 1892, qui décéda à 99 ans et 9 mois, quelques mois avant la naissance de notre fils Lionel. Ma tante était d’un naturel conservateur et elle vécut pendant 30 ans dans un appartement resté le même depuis le décès de ses parents, au centre de Neuchatel, à la rue de la Serre, avec une magnifique vue sur le lac et le palais du Peyrou. Son décès est emblématique de notre époque, dès lors qu’elle contracta la Covid dans son EMS qu’elle avait dû intégrer très récemment, ensuite d’une hospitalisation consécutive à une chute et une très classique fracture de la hanche. Or depuis deux ans, malgré notre insistance et nos argumentaires, ma tante avait refusé de se vacciner. L’on discerne ainsi très clairement, alors même que toutes les mesures sont levées en Suisse, que la Covid reste potentiellement mortelle pour des personnes âgées non vaccinées. Et je crois que rien n’aurait pu faire changer d’avis ma tante, qui redoutait davantage les effets secondaires que tout autre élément sérieux à prendre en considération. Mais d’un autre côté fallait-il s’arc-bouter s’agissant d’une personne d’un âge déjà respectable ? Je ne serai pas présent pour la cérémonie à laquelle Fabienne et nos enfant assisteront. Je m’en excuse auprès d’eux et des membres de ma famille. Jaqueline sait qu’elle a toujours compté pour moi, notamment par son côté mémoire vivante de la famille Montandon et par son sens du débat politique, terrain sur lequel je n’hésitais pas à recourir parfois à un peu de provocation pour l’amener à sortir de ses gonds. Sa mémoire était prodigieuse, notamment pour la composition des menus des repas de famille auxquels elle a fait pris part depuis toujours. J’ai toujours été bluffé de cette capacité à restituer tel ou tel plat pris à tel endroit vingt ou trente ans avant. Et elle m’a permis d’en apprendre plus sur ma vie, pour la période dont on ne garde aucun souvenir, car elle est celle de la totale insouciance. Je digresse encore. Car le sujet de la mort est omniprésent dans nos vies. Et qu’il faut parfois l’affronter sans biais. Deux amis que nous avons perdus l’été dernier m’ont fait cruellement ressentir ce vide que leur départ quasi simultané a engendré. Benoit Genecand et Alain Veuillet. Benoit était quelqu’un d’incroyablement agile intellectuellement. Fondamentalement indépendant, il ne craignait pas de déplaire. Je me demande pas parfois s’il n’en éprouvait pas un peu de plaisir. Intellectuel, manager ayant connu des enjeux inouïs, convaincu, et très fidèle. J’ai aimé nos discussions, sur tous les sujets. Je me sentais m’enrichir à son contact. J’en ressortais heureux et fier d’avoir pu essayer de me hisser à son niveau. Et surtout, encore plus vers la fin, il n’y avait pas de possibles faux semblant. Massimo Lorenzi a retracé lors de la cérémonie -inusuelle, là aussi et très émouvante- dans la cathédrale ses ultimes échanges avec Benoit. J’aurais pu écrire le même texte. On plaisantait de tout, même et surtout de la mort. Et on se moquait de ceux qui ne la regardait pas en face. Benoît aimait à rappeler savoir qu’il ne lui restait tout au plus que quelques mois à vivre. Il s’était coupé de tout le superflu. Il s’astreignait à une marche par jour, le long du Rhône ou de l’Arve, hors de toute possibilité de contamination par la Covid. Parfois, rarement, il acceptait un promeneur à ses côtés. Quand il rentrait il prenait sur sa terrasse une cigarette qu’il dégustait comme si c’était la dernière. Et puis gentiment, il prenait congé. Car disait-il, il n’avait que quelques heures par jour où il pouvait tenir debout. Je n’ai pu effacer ni son numéro de portable ni nos échanges de SMS. Il me manque cruellement. Alain, c’était le bon vivant. Celui qui aimait la vie, et la compagnie. Lui qui maniait l’humour et la dérision comme personne. Atteint d’une grave maladie, il avait fait deux longs séjours hospitaliers, où je lui avais rendu visite à quelques occasions. Très digne, il ne se plaignait que d’un chose : la qualité de la nourriture des HUG, lorsque l’on est enfermé dans une chambre à pression positive, sans aucune possibilité de sortie pendant des semaines. Nos échanges là aussi était très directs. Pas de tabou. Pas de posture. Des faits, des sentiments, des expériences et un langage de vérité. Celui que la situation impose. Pour Alain que la maladie a frappé juste après son mariage, j’ai ressenti un fort sentiment d’injustice. Comme pour Benoit, qui brillait au Conseil national et qui participait de la création de la volonté nationale, aux niveau des chambres fédérales, ce n’était pas le moment. Alain fut un merveilleux ami et convive. Nous avons fait des balades avec nos chiens. Il est venu sur ce bateau quelques jours pour le préparer à une saison de voile. J’en garde un lumineux souvenir. Une petite escapade aux Saintes Maries de la Mer, en pleine Camargue. Arriver à deux dans le port ne fut pas une mince affaire avec un catamaran de 15 mètres sur 7.5. Mais tout se passa comme si Alain et moi avions souvent navigué de concert. Le soir, ce fut un bistrot sympa et des histoires et tranches de vie restituées avec brio. Alain fut de tout temps inimitable dans certains sketches de la revue de l’ODA et du PLR. À faire pleurer de rire, tant l’accent suisse allemand était vrai. Il est venu à la fête de départ de Fabienne en automne 2020 où il a interprété une chanson pleine de tact avec son épouse. Plus personne ne pensait qu’il avait été malade. Mais subitement en été 2022 une rechute rapide lui fut fatale. L’émotion fut forte. La cérémonie touchante et vraie. J’ai apprécié la dignité de ses proches aux yeux rougis. Voilà ce qui me passe par la tête sur ce catamaran qui fonce à près de 10 Kn à travers le Pacifique. Le sujet de la mort s’impose à moi, peut-être en raison du décès de ma tante et de la proximité future des tombes de Gauguin et de Brel. Peut-être aussi, parce que l’un de mes associés m’a annoncé pendant la nuit le décès brutal et inopiné d’André Gruber, un confrère que j’avais côtoyé à plusieurs reprises dans ma vie professionnelle. Sans que je puisse faire état d’un lien de proximité particulier, ce décès me touche également par ce sentiment de non retour en arrière possible… En fait ces décès confortent plus que tout le choix de vie que Fabienne et moi avons fait. Celui de profiter des belles années plutôt que de regretter, comme beaucoup et trop tard, de ne pas l’avoir fait. Je ne dis pas qu’après cette expérience de mer en continu, j’appellerai la fin de mes vœux. Mais je pense que la nécessaire révolte devant une fin de vie est moindre si l’on a pu la vivre, comme souhaité, en particulier avec l’intensité voulue. « Fais ce que tu veux de ta vie, c’est la tienne », était un peu le leitmotiv de mes parents, surtout lorsque mes résultats scolaires n’étaient prétendument pas à la hauteur de mes supposées capacités. Je crois qu’à ce jour j’ai fait ce que je voulais, avec qui je le voulais et comme je le voulais. Avec cette décision de retraite anticipée qui en a surpris plus d’un, alors que j’arrivais gentiment à bénéficier d’une certaine réputation sur la place genevois et suisse, en matière d’avocature. Avec ce choix de couper avec le monde terrestre pendant une certaine période propice au recentrage, à la réflexion et à la lecture. Voire à l’écriture de ce blog. Avec le sentiment renouvelé d’avoir eu la chance de ma vie en rencontrant Fabienne. Avec le privilège de bénéficier d’un cercle d’amis incomparables et fidèles, dont beaucoup - mais pas tous- viennent se ressourcer à bord. Avec le sentiment d’avoir pu quitter avec bonheur sur la pointe des pieds mes associés composant une étude d’avocats leader de son marché. Bon, il valait mieux finir cet article sur cette conclusion positive que sur son sujet central. La suite, dans quelques centaines de NM plus à l’Ouest.