Deux femmes d’exception

Je vous ai laissé dans mon dernier article avant que nous rejoignons nos épouses à Hiva Oa. 

Qu’il me soit donc brièvement permis de faire mention de deux femmes d’exception rencontrées à Nuku Hiva.

Rose Corser tout d’abord, est une femme qui a largement passé les 80 ans et qui est arrivée dans les années 70 à Nuku Hiva, avec son mari. Envoûtés par cette baie, Rose et son mari parviennent à acheter des dizaines d’hectares de terre et à construire la première pension « occidentale » sur l’île. Ils n’ont pas d‘enfants, mais ils se lancent dans des recherches archéologiques qui les amènent à ouvrir une forme de musée contenant leurs trouvailles, à l’entrée de la pension. 

Cˋest Luc du GLYWO qui nous informe de l’intérêt de cette pièce muséale, car il loge dans cette pension. Attention, me prévient-il, Rose est « iconique». Pour beaucoup de Marquisiens. elle a toujours été là. 

Nous nous dirigeons à l’extrémité gauche de la baie, sous le Pearl hotel, vers une pension un peu défraîchie, témoin d’une époque révolue. Je pousse la porte et demande s’il y a quelqu’un. Un murmure me répond de l’autre pièce plus en retrait de la réception. Une silhouette filiforme apparaît, à l’équilibre incertain. C’est Rose. Elle s’adresse à moi en américain. Je lui fais part de la recommandation de Luc et lui explique que nous aimerions pouvoir visiter son musée. Elle parait tout à la fois contrariée d’une visite à cette heure, mais simultanément heureuse de pouvoir échanger. 

Elle m’intime d’abord de fermer la porte, sur un ton étonnement ferme. Ensuite, elle me demande d’où je viens. L’origine Suisse donne l’impression d’achever de la convaincre que je suis quelqu’un de fréquentable.  Je peux ouvrir la porte et appeler Patrick, Christophe et Pierre qui attendent dehors.
Nous constatons alors que le courant a été coupé, comme fréquemment ces derniers jours, ce qui rend la visite uniquement possible à la lumière des I-phones. Patrick retrouve ses automatismes d’interviewer et Rose raconte son origine de l’Oklahoma, ses études universitaires en Californie, où son mari soutenait Ronald Reagan, du temps où il était gouverneur de cet État. Elle évoque son arrivée dans une île alors encore fort peu connue et fréquentée. A l’animosité initiale des indigènes succéda une indifférence, puis une forme de co-existence relativement pacifique. 

Nous comprenons que Rose est un soutien de l’ex-Président Trump, regrettant que les USA soient devenus «socialistes». Elle n’a plus beaucoup de vie en elle, soufflant péniblement ; elle est sujette à des vertiges dès qu’elle est debout. Mais elle ne se plaindra pas. Et donnera le change tout le long de notre entretien, en évoquant notamment ses projets de future rénovation. Elle sera plus rapide à évoquer la disparition de son mari, quelques années après leur installation et ce choix de rester dans ce qui est devenu sa deuxième patrie, même si cet endroit fleure bon une forme d’extraterritorialité US. 

La pièce muséale date de plusieurs dizaines d’années et devient vraiment accessible lorsque le courant est enfin rétabli. Elle contient, comme souvent, un nombre infini de pièces empilées sur des présentoirs trop exigus. Il y est expliqué schéma à l’appui que les premiers habitants des Marquises sont arrivés vers 200 BC, ce qui est contredit, au passage, par d’autres théories. Mais il faut reconnaître que Rose dispose d’une collection de sculptures anciennes sur pierre, très diverses et en bon état. 

Nous la quittons furtivement, heureux d’avoir rencontré une icône de son vivant, et aussi impressionnés qu’elle ait pu lâcher que cet échange fut agréable même si nous n’avons, ajouta-t’elle mi-grave mi-souriante, rien acheté dans son magasin de souvenirs.


La deuxième femme d’exception est Yvonne Katupa. Née sur la côte Nord de Nuku Hiva dans les années 40, elle est maire de son village de Hatiheu depuis 22 ans, sans interruption. Et c’est une des personnes qui incarne la tradition et la continuité politique sur l’île. Elle tient un magasin d'alimentation (initialement construit par son père en 1946) couplé à un restaurant  pouvant accueillir plusieurs dizaines de convives, donnant sur la route qui forme le quai dans la baie profonde d’Hatiheu, orientée nord. Pourquoi un restaurant et des chambres d’hôtes ?  Car avant la construction de la route, les fonctionnaires venaient à cheval et ne pouvaient faire l’aller et retour jusqu’à Tahihoe le même jour. Il fallait donc prévoir un lieu pour les héberger et les nourrir.

Cette commune respire la propreté, l’harmonie et les fleurs diverses, notamment celles qui s’épanouissent devant l’église.

Yvonne apparaît à une table, marchant à l’aide de béquilles, lorsque nous finissons un délicieux repas composé de produits locaux.

Je décide de l’approcher, bénéficiant d’une introduction. Je me présente et commence une discussion debout jusqu’à ce qu’elle me propose de m’asseoir à sa table. J’y commande un café. Je serai progressivement rejoint par mes trois camarades. 

Yvonne respire la joie de vivre et l’enthousiasme. Elle aime parler de ses rencontres politiques, de ses réussites en matière d’aménagement et surtout de sa vision d’une fréquentation limitée du flux touristique. Les touristes, oui, mais point trop n’en faut. Elle en vit peut-être, mais raisonnablement. 

Récemment, elle a refusé que l’on relie par une route goudronnée le long de la côte sa commune à la bourgade de Anaho. Ce village ne restera accessible que par un chemin (une heure de marche) et par la mer. Elle a le sentiment d’être soutenue. D’ailleurs son conseil municipal fort de 23 personnes représente les différentes tendances au sein de sa commune de 300 habitants. 

Dans la même ligne, Yvonne a refusé un permis de construire pour un hôtel de 300 chambres qui devait se construire au delà de cette baie magique. Pourquoi ? Parce que les dessertes en avion sur l’île n’auraient jamais permis de faire tourner un hôtel d’une telle taille, que l’aéroport était trop éloigné et que la commune se serait très vite retrouvée avec cette friche hôtelière sur les bras. Dit autrement, la mairie savait que ce ne serait pas viable. Le bon sens près de chez vous, voyons. 

La fierté d’Yvonne ce sont ces sites archéologiques retrouvés et réhabilités, qui ont attiré de nombreux visiteurs et qui restituent l’impressionnante et très ancienne culture des Marquises avant l’arrivée de l’homme blanc. 

L’école est toujours là, comme l’infirmerie, nonobstant les coupes et restrictions budgétaires. 

Autre motif de fierté, ce quai reconstruit, goudronné en couleur beige clair et comprenant des pétroglyphes de tortue et autres motifs polynésiens. 

Ce dont Yvonne aime à se rappeler ce sont ses combats homériques contre le territoire et l’Etat français qui voulaient transporter des Tikis et autres pierres gravées ou sculptées à Tahiti ou au quai Branly. Elle se battra toujours pour que ces objets restent sur leur site. Et ne se gênera pas de s’opposer frontalement et publiquement à Gaston Flosse, le patron du territoire polynésien, au point qu’elle en deviendra une légende des Marquises. 

Respectée, crainte peut-être, la voilà qui a perdu son filleul politique qui devait lui succéder. Il se dit qu’un jour son fils pourrait reprendre le flambeau. Mais il se murmure que la personnalité de ce dernier est sujette à caution et qu’il n’aurait ni la vision ni le charisme de l’actuelle leader incontestée de la côte Nord de Nuku Hiva. 

Qu’a-t’elle décidé de plus important selon son souvenir ? Elle n’hésite pas. Lorsque la Polynésie parlait d’indépendance dans les années 80/90, les leaders marquisiens (dont elle) ont prestement conclu un accord séparé avec l’Etat français. Les Marquises resteraient françaises, si les autres îles devaient faire le choix risqué de l’indépendance. Yvonne est et reste déterminée à sauvegarder son île et son environnement culturel et naturel, oui, mais pas au point de prendre le risque de revenir en arrière au niveau du développement social et économique, conséquence indubitable du soutien permanent français. 

Nous quittons Yvonne, sous le charme de son intelligence, de sa mémoire et de son charisme doux. Elle a fait de Hatiheu un lieu très agréable à parcourir, mais qui est resté intact.

Voilà une icône des Marquises, qui est restée sur sa terre de naissance. A l’époque les grand-mères accouchaient leurs petits enfants. Ce fut le cas pour elle. 

Merci Yvonne de ce moment passé avec toi. Nous n’oublierons pas certains enseignements de développement durable à la mode polynésienne. 

Il faut évidemment nous demander si de telles femmes d’exception, telles que Rose et Yvonne seront légion à l’avenir. En Polynésie ou ailleurs, le rôle et la place de la femme dans la société ont singulièrement évolué ces dernières années, de sorte que cette question n’est sans doute pas de mise, aux Marquises….