Dans l’archipel des Tuamotu, réflexion sur l’évolution de la navigation.
Écrit par Vincent le 09/05/2022
Nous sommes en train d’arriver au but. C’est la troisième et dernière nuit depuis les Marquises.
Nous sommes actuellement en train de longer deux atolls. Sur notre droite à 4/5 Nm Aratica, et à notre gauche, Kauehi à quelques 12 NM. Nous ne distinguons ni l’une ni l’autre, de nuit. Nous glissons sur l’eau à vitesse raisonnablement lente, par 10 Kn de vent. Entre 6 et 8 Kn. Notre marge de manœuvre est suffisante. Nous devrions être devant la passe Nord de Fakarava d’ici environ huit heures et nos instruments nous indiquent que nous y serons une à deux heures avant, en avançant à ce rythme variable. Entre les atolls la mer est très courte, plus de longues vagues à 10 secondes d’intervalle. Je regarde l’écran qui m’indique ma position et je me dis que nous dépendons complètement du GPS pour circuler de nuit à la voile, avec les courants, entre les atolls. Dit autrement, je n’aurais jamais osé m’aventurer dans ce dédale d’atolls de nuit sans avoir confiance dans mon système de GPS, vu l’absence de tout phare ou autre balise. Je remonte le temps et me souviens de ma traversée, en avril 1986, d’Égypte à Chypre, où plus précisément de Port Saïd à Larnaca. J’étais seul sur le voilier dont Bénédict et moi étions propriétaires. Il me fallait quitter l’Egypte car Bénédict était retenu à Genève après le décès de son père. Je ne me souviens pas précisément de la distance, de plus de 200 NM, mais que, sur ce monocoque de 31 pieds, j’avais eu besoin de presque trois jours et deux nuits pour arriver à Larnaca. Quelles angoisses existentielles après deux jours pour être certain que je n’étais pas en train de rater le but, en visant trop à gauche ou trop à droite. Il fallait alors naviguer en continu à l’estime, ce qui revenait à estimer sa dérive, les courants, sa vitesse effective et le cap suivi et surtout bien reporter le tout sur son livre de bord et la carte. De la parfaite observation de la mer, du cap suivi et de la connaissance de son bateau, découlait la fiabilité de la route estimée. Et à l’arrivée, la fierté était immense de constater que l’on était parvenu au but avec une correction finale mineure. Certes l’on pouvait se repérer en abordant le rivage en compulsant les Instructions Nautiques, qui détaillaient le rivage et les amers visibles depuis le large. Certes l’on pouvait faire un point astronomique avec un sextant, sur la lune ou le soleil. Mais cela nécessitait précision de manœuvre et du temps. L’on n’avait jamais une réponse immédiate et souvent elle restait empreinte de possibles erreurs. L’on racontait alors sous forme de plaisanterie que certains marins, une fois amarrés dans un port se rendait dans une échoppe pour acheter une carte postale du lieu, pour vérifier où ils se trouvaient effectivement. Point de tout cela aujourd’hui. On définit le but d’un coup de doigt sur l’écran et on appuie sur « GoTo ». L’écran calcule immédiatement le cap et la distance et sur la base de votre vitesse, vous indique l’heure probable de votre arrivée, donnée qu’il modifie en continu, en fonction de votre vitesse et de votre cap sur le fonds, que le GPS suit et analyse à chaque seconde. De plus, l’écran affiche votre position en continu et vous indique le vent réel et apparent, Ainsi que votre vitesse de surface et votre vitesse de fond. Il vous donne aussi le comparatif des bateaux proches dont il affichera sur l’écran le cap et la vitesse. Il vous donne les marées au lieu où vous vous trouvez. Cela aurait été surnaturel et proche de la science fiction en 1986. C’est un équipement dont on ne peut plus se passer maintenant. Au point qu’évoquer ces bonnes vieilles navigations à l’estime d’antan, vous fait passer pour un nostalgique dans la flotte de ceux qui, toujours plus nombreux, ont toujours navigué au GPS. Pour en revenir aux Tuamotu, tant mieux. Sans GPS, j’aurais dû m’arrêter à la tombée de la nuit, me mettre sans voile avec une ancre flottante et reprendre ma route au lever du soleil, en ayant préalablement estimé de combien j’avais dérivé avec mon ancre flottante pendant toute la nuit, ou en faisant un relevé sextant à l’apparition du soleil. L’on voit que la vie est plus simple de nos jours, en voilier comme dans la vie courante. Faites l’effort de vous imaginer un seul instant sans smartphone et prenez le temps de comparer votre existence quotidienne à celle d’il y a vingt ans. Ce qui nous amène à tenter d’imaginer la vie d’après, pour autant que nous ayons remporté des victoires contre le changement climatique et les prédateurs de l’Est, en œuvre en Ukraine, sans même parler d’autres virus à venir. Je pense que la connexion à très haut débit généralisée va s’imposer graduellement, sans vraie limite. Il restera des zones géographiques défavorisées, comme certaines que je viens de quitter aux Marquises, qui n’ont que peu de zones de connexion 3 ou 4 G. Et encore le système mis en place par Elon Musk, devrait permettre de combler ce déficit depuis l’espace. Donc notre vie sera connectée. Plus encore que maintenant. Avec des informations en continu de tout ordre. Plus encore qu’actuellement. Avec des trackers qui sauront où nous sommes à chaque seconde. Sur un voilier l’on connaît cela. Vous pouvez depuis le monde entier savoir où nous sommes heure par heure, grâce au satellite et à la connexion PredictWind. Alors, l’aventure est-elle toujours au rendez-vous dans un univers aussi technique et perfectionné, où le sextant et les Instructions Nautiques sont rangés au titre d’objet de musée ? J’ai la faiblesse de penser que l’aventure existe encore. Elle n’est pas absente parce que l’on sait désormais précisément où l’on se trouve, ce qui diminue effectivement grandement le risque. Mais cela ne change rien à l’état de la mer et du vent. Cela ne diminue pas la taille des vagues ou la férocité des récifs. Et la nécessité de faire les bons choix en navigation. Je ne parle même pas des choix de bateau et d’équipement. Choix de la route. Décision de partir ou non, en fonction de la météo. Décision de réduire ou non la toile en fonction du vent. Changement d’itinéraire, si besoin. Gestion de la fatigue et des ressources humaines à bord. Gestion de l’énergie et du stock d’eau potable. Toute cette technologie réduit clairement le risque lié à l’incertitude de sa position qui est une forme de cancer de la pensée sur un bateau. Ne pas savoir où l’on se trouve c’est insupportable si en plus les éléments sont déjà en quasi permanence contre vous. C’est être à moitié aveugle dans un combat, ce qui rend le succès plus improbable encore. Bref, vous l’aurez compris, je reste persuadé que le monde a changé, en mer comme ailleurs. Qu’il changera encore. Que le combat que l’humanité dès son origine mène contre la survenance ou la matérialisation du risque est l’essence même des progrès que nos sociétés ont connus. Identifier les risques. Savoir s’en prémunir, tant dans leur survenance que dans leur sévérité. Savoir les gérer raisonnablement, car un monde sans risque n’existera jamais. Savoir aussi accepter un risque sous peine de passer à côté des joies de cette vie. Savoir aussi que, le risque diminuant, le péril devient réduit et le mérite ou la gloire également. Je vous rassure, je ne suis pas sur le point de saboter mon GPS à bord pour augmenter mon risque et donc mon supposé mérite. Et d’ailleurs, je pense que peu de navigateurs oseraient retourner aux temps anciens des sextants et des Instructions Nautiques. Pour me rappeler des affres vécues en ces temps-là, notamment entre Égypte et Chypre, je peux vous assurer que je ne souhaite aucun retour en arrière. Et je persiste à penser que ce que nous avons vécu depuis plusieurs mois, soit depuis fin septembre 2022 est une forme d’aventure, même si elle infiniment moins risquée que ce que j’aurais vécu dans les mêmes lieux, il y a 36 ans, époque de ma première grande escapade maritime en Méditerranée et Mer rouge. Je ne tarderai pas à vous narrer la suite de nos aventures dans les Tuamotu, mais cette soudaine digression m’a paru opportune.