Crazy Frayeur

Helico

Par Fabienne



Le matin du 24 mai 2022, nous sommes arrivés vers midi au mouillage nord d'Apataki, proche de la passe Emanu, où nous avons jeté notre ancre. 
Lorsque nous avons mouillé, nous nous sommes rendus compte que celle-ci s'était prise dans une patate, (récif corallien) et qu'elle serait coincée lorsque nous voudrions la relever le lendemain matin à l'aube. 
 

Nous avons résolu de déjeuner d'abord avant de résoudre ce problème, car nous nous étions mis en marche aux aurores pour rejoindre cet endroit idyllique. Nous avions vogué comme d'habitude en compagnie d'Impossible, c'est à dire de conserve avec Sébastien et Valentine. A 14 heures, Vincent s'est mis à l'eau avec son équipement de plongée, accompagné par Pierre, en masque et tuba, qui devait rester à la surface pour le surveiller et l'aider avec deux pare-battages.
Vincent a travaillé avec force et détermination sous l'eau pour nous libérer et a omis de surveiller l'oxygène qu'il a consommé dans ses efforts. Il est remonté vers 14h30 à la surface murmurant "accident". Pierre l'a ramené jusqu'au bateau et nous l’avons hissé à bord, alors qu'il était quasi inconscient. Sébastien et Valentine que nous avons appelés à l'aide sont immédiatement intervenus avec une bouteille d'oxygène pur ou oxygène médical qui n’est délivré dans la plupart des pays que sur ordonnance médicale, aux clubs de plongée notamment.

 Le commandant d'un bateau italien Imagine B, qui était le seul bateau dans les parages, venu nous offrir du thon de sa pêche, nous a aidé à débarrasser Vincent de son matériel de plongée et à l'installer à bord dans le carré en position de secours. Il est ensuite reparti à son bord, chercher une deuxième bouteille d’oxygène pur, car il organise des plongées professionnelles dans cet endroit qui est le 5ème plus beau spot de plongée du monde, qui comporte une nursery de requins. 
 

Chacun a agi au mieux de la situation et selon ses compétences et ressources propres. Sébastien a réussi à appeler sur son iridium le centre de secours médical SMUR de Toulouse. Des questions d'ordre médical nous ont été posées sur Vincent, les circonstances de l’accident et son état de santé général auxquelles je tentais de répondre au mieux. Vincent était mal, avait une couleur grise, les lèvres bleues et tremblait de froid. Une couverture de survie achetée à la Migros a fait son effet. Vincent se plaignait dedouleurs dans la cage thoracique et à l’abdomen et de ne pas pouvoir bouger ses membres. Il scrutait anxieusement le niveau de la bouteille d’oxygène pur. Il était extrêmement faible. Le centre Smur de Tahiti, contacté par Toulon, nous a informé avoir envoyé un bateau motorisé du village le plus proche, Apataki, à trois heures de là environ.

Sébastien a proposé pour gagner du temps de nous mettre en marche pour aller à leur rencontre. Valentine est restée sur Impossible, rejointe par Claude, pendant que Pierre, Sébastien et Thierry remontaient l’ancre, le dinghy et mettaient les moteurs en marche.
 

L’ancre s’est levée sans problème vu le travail effectué par Vincent sous l’eau. Chantal pour sa part tenait compagnie à Vincent et je préparais deux sacs avec papiers, cartes de crédit, monnaie locale, médicaments usuels, trousse de toilette et nécessaire pour les prochaines 48h. Après 45 minutes de navigation environ, le bateau du village d’Apataki était en vue.  Il s’agissait d’une grande barque, semi-rigide, d’environ 10 mètres. La houle était importante et la nuit en train de tomber.

La manœuvre de transbordement a été déplacée vers des récifs coralliens pour être davantage à l’abri de cette forte houle. C’est au moyen du drap de notre lit et de sa serviette de bain que Vincent a été hissé sur l’autre bord, toujours semi-inconscient. J’ai à mon tour grimpé à bord. La scène était dantesque et l’équipage du Crazy devait lutter pour maintenir le bateau pendant la manœuvre et ne pas se fracasser sur le récif corallien. C’est le cœur serré que je les ai vus repartir pour rejoindre, désormais dans la nuit, le mouillage où ils avaient laissé Impossible avec Valentine et Claude. Leurs mines étaient graves et leurs yeux mouillés.

Ils ont dû suivre au centimètre près la trace qu’ils avaient faite à l’aller pour éviter les récifs coralliens déjà difficiles à repérer la journée et donc impossibles à discerner la nuit.

Le but était qu’ils retournent au mouillage initial, y passent la nuit et mettent le cap le lendemain matin très tôt sur Papeete et la marina Taina où nous avions réservé une place de longue date en prévision de la houle du sud importante qui était annoncée pour plusieurs jours sur l’ensemble de la Polynésie. 
Ce n’était pas rien, d’une part vu l’état de choc de l’équipage et d’autre part vu la distance à parcourir de plus de 230 miles nautiques, estimée à deux jours et une nuit de navigation. Pierre est passé de vice-skipper à skipper, Thierry de marin à vice- skipper et Claude et Chantal de mousses à marins en quelques heures. Bon nombre dans ces circonstances auraient renoncé à ces responsabilités et auraient demandé à être débarqués et que des marins professionnels rapatrient le bateau. Cela n’a pas été le cas de nos valeureux co équipiers et amis qui se sont surpassés, escortés par Impossible pour rentrer sur Tahiti.

Pendant ce temps, je me penchais toutes les trois minutes pour surveiller Vincent sur sa civière au fond du bateau et contrôler son taux d’oxygène. Il n’était que vaguement conscient et peu loquace.

A bord, il y avait le maire d’Apataki qui pilotait le bateau, Sven le policier, le sapeur-pompier et l’aide infirmière Hinano. Nous foncions dans la nuit, dans la grosse houle, mais nous avons longé le récif corallien sur l’Est pour éviter un clapot trop douloureux pour Vincent, ce qui a encore rallongé le trajet.

Celui-ci a duré près de deux heures. Nous sommes arrivés au village d’Apataki vers 20h15. La moitié du village était présent. Les habitants, moins de 200 personnes, avaient été informés de la carrure de Vincent et étaient venus à la rescousse pour le sortir du bateau et le hisser sur une camionnette à ciel ouvert sur laquelle j’ai aussi grimpé.
 

J’ai reconnu le chauffeur qui n’était autre que Joseph que nous avions croisé sur son île au sud de l’atoll, la journée précédente et qui nous l’avait faite visiter. Sur cette île trône une étrange sculpture naturelle de corail qui représenterait la déesse de la mer. 

Vincent a été conduit au dispensaire, bâtiment central du village qui regroupe aussi les administrations. Nous avons été reçus par Roland, l’infirmier mobile qui s’est chargé d’une synthèse médicale pour le SMUR. Ce dernier nous a dit envoyer un hélicoptère de la marine pour évacuer Vincent sur Papeete. Dans celui-ci devaient prendre place un médecin urgentiste et un infirmier. J’ai aussitôt demandé à être évacuée avec Vincent, mais cela m’a été catégoriquement refusé, faute de place. Je me suis promise de m’accrocher à une pale de l’hélicoptère s’il le fallait.

Le trajet en super puma a pris deux heures avant que les urgentistes ne débarquent à Apataki. Vincent avait pu changer un peu de position, mais soufrait de douleurs abdominales et avait le cœur oppressé.

Le médecin O’Connor qui a débarqué, assisté par Bertrand, l’infirmier, après une radio, a diagnostiqué une surpression des poumons et un pneumothorax du poumon gauche. Il a décrété que Vincent était intransportable en hélico avant qu’il ait pu permettre au poumon gauche de se regonfler et aux bulles de gaz de s’échapper. Il a décidé de lui poser un drain, sur le flanc gauche entre les côtes, mais nous a informé que les conditions de cette intervention n’étaient pas optimales, s’agissant d’un dispensaire et non d’une salle d’opération en hôpital et qu’il y avait un risque d’infection.
 

Nous n’avons pas hésité à acquiescer et il m’a fait sortir pour procéder. Il était 23h. Alors que je me trouvais devant la porte du dispensaire, j’apprenais par un appel téléphonique d’Ambre qui ignorait tout de ce qui se jouait en ce moment à Apataki que mon père était hospitalisé à Genève ayant 40 degrés de fièvre et des convulsions. J’ai éclaté en sanglots et le policier m’a pris dans ses bras. De nombreux habitants du village étaient venus en soutien devant le dispensaire et m’adressaient des mots de réconfort.

Vers 1h00 du matin, Vincent était prêt pour le vol. Il a été décidé de ne voler qu’à 30 mètres du sol par l’urgentiste. Lorsque j’ai vu qu’il y avait trois militaires dans l’hélico, plus les deux urgentistes et la civière avec Vincent, j’ai constaté qu’il n’y avait effectivement pas de place pour moi et j’ai renoncé à m’accrocher aux pales.
 

Les deux urgentistes étaient accroupis à côté de lui et de la bonbonne d’oxygène et n’avaient quasiment pas de place pour une éventuelle intervention en cours de vol. C’est ainsi que j’ai vu l’hélico décoller avec Vincent à bord, avec un pronostic vital engagé, ne sachant pas si je le reverrai en vie. C’était horrible.

J’étais aussi toute seule, au bout du monde, loin des miens et loin aussi du Crazy Flavour sans pouvoir partager avec mes amis et ceux d’Impossible ce que nous avions vécu. De surcroit, je souffre depuis mon enfance d’abandonisme. J’ai vraiment dû prendre sur moi. Heureusement la 4 G avait été installée la veille sur l’île ! Vincent a atterri 1h45 plus tard sur le toit de l’hôpital de Papeete. Il a été mis aux urgences, puis au service des soins continus en reanimation, puis en pneumologie.
 

Il a pu quitter l’hôpital hier au soir, 30 mai. Nous sommes descendus à l’hôtel Hilton de Papeete, car Vincent doit impérativement se reposer. Il est encore super faible et sa voix est méconnaissable.

Son poumon gauche s’est recollé et a repris une taille normale. La condensation présente dans ses deux poumons s’est évaporée. Il a un suivi avec la pneumologue qui l’a traité à l’hôpital un programme de rééducation pulmonaire. Il ne souffre d’aucune séquelle neurologique. Moindre mal : il ne pourra plus jamais plonger avec bouteille. Il ne peut pas prendre l’avion pendant 30 jours.

Vous comprendrez que nous ne raconterons plus cette Crazy frayeur, titre trouvé par Thierry Bretton pendant une nuit de quart. Le bateau est à quai. Nos quatre héros visitent, avec Valentine et Sébastien nos sauveurs, Tahiti et ses environs. Ils rentrent jeudi matin 2 juin en Suisse.

Nous ne pouvons pas répondre individuellement à vos messages de soutien et d’amitié, car nous sommes sous le choc et exténués. Sachez toutefois qu’ils nous réchauffent le cœur.

Je vous raconterai dans un prochain blog la beauté du village d’Apataki et la solidarité et la gentillesse de ses habitants que je n’oublierai jamais.

Je remercie aussi ici les membres du Glywoo, les équipages de Salavida et de Vitamine qui sont passés me dire bonjour à Apataki et Geneviève et Etienne de Lolly qui m’ont accueillie et prodigué des soins pour mon état émotionnel. Je ne vous parle même pas de Valentine et Sébastien, nos anges gardiens.

Un dernier mot de conclusion : ce n’était ni l’heure, ni le jour de Vincent, mais c’est grâce à un concours de chances exceptionnelles, là où cet accident s’est produit, qu’il soit encore en vie. Que Dieu ou toute belle énergie universelle soit béni !