3000 miles nautiques sur un seul bord
Écrit par Vincent le 15/04/2022
Ça y est, c’est une question d’heures. Nous avons déjà vu la terre, soit les îlots de Fatu Huku à bâbord puis l’île de Ua Huka sur notre tribord, que nous longeons avant de pointer vers Nukku Hiva, notre porte d’entrée aux Marquises. Cette nuit, 14 avril 2022, avec le concours de la pleine lune, nous rentrerons dans la baie de Taohaie , pour y mouiller notre ancre. Nous aurons parcouru plus de 3000 NM (soit 1000 km de plus qu'un Lisbonne-Moscou) sur un seul bord, soit avec en permanence le vent venant sur notre gauche, soit à bâbord. Une traversée inoubliable, à plus d’un titre. D’abord parce que nous avons évité toute casse. Hormis il est vrai la balancine, mais c’est tout sauf grave. Ensuite parce que l’entente a régné à bord. Sans aucun problème. Ni soucis. La nourriture fut d’ailleurs fraîche, variée et abondante jusqu’à l’arrivée. Surtout sans problème physique ou de santé, sauf une main gauche du skipper sans gant qui a eu le malheur d’être là au mauvais endroit au mauvais moment, lorsque le pilote automatique a subitement lâché prise. Le « commodore » surnom reçu à l’époque de Spyro, a eu quelques brûlures et cicatrise grâce aux bons soins du docteur de bord. Enfin, une odyssée qui permet de ne pas finir dans les derniers, étant rappelé cependant que (a) Vitamine a fini très loin devant, (b) que les départs ont été étagés et (c) que ce n’était pas une course. Voilà, vous me permettrez de garder mes émotions pour moi. Et de vous livrer des morceaux choisis de ce que les équipages ont échangé entre eux pendant cette longue parenthèse dans nos vies très bookées. En effet, comme relevé dans mon denier blog, ce trajet a permis à certains de retrouver une créativité probablement enfouie, littéraire ou poétique. C’est la cas notamment de Dominique, skipper de Fou de Bassan. Je reproduis ici deux de ses chroniques rédigées la nuit, sous l’empire de l’ivresse que lui procure l’océan Pacifique….. Jour Nuit Je ne compte pas les jours, je ne compte pas les nuits, pourquoi le faudrait-il? Je suis ici pour profiter de chaque instant. le seul bruit de l’étrave fendant les gouffres amers devrait suffire à ma jouissance de la vie, si simplement j’acceptais de m’y abandonner totalement. Bien sûr nous avons sacrifié au petit verre de rhum pour célébrer la mi-course qui nous emporte vers Nuku Hiva, mais nulle hate d’arriver tant chaque jour m’offre d’éternité. Le vent se lève et nous soulève, il nous insuffle la vie, à nous de prendre le temps de vivre. Jamais la durée ne me pèse, que ferai-je demain que je ne puisse faire aujourd’hui. Si nous sommes en mer, ce n’est pas pour nous précipiter à terre. Et pourtant, chacun se prend au jeu, moi le premier, regarde les positions des autres, soupèse les options et les performances, se jauge et s’évalue. La vanité ne nous quitte pas facilement, elle a bien du mal à se dissoudre dans les flots. Profitons de la mer, profitons de ces iles dont les premiers “découvreurs” européens les comparaient au Paradis: La Nouvelle Cythère, sans réaliser que les premiers, les vrais, les seuls découvreurs sont les polynésiens. l’arrivée aux Marquises puis à Tahiti n’est certes pas la moitié du voyage, mais elle marque l’aboutissement de l’aller et le début du retour. La rencontre de cette terre rêvée depuis mon enfance, où chaque été, Nella Pomaré la faisait vivre pour nous sur nos rivages bretons. (Ma tante est Tahitienne, descendante de la famille Pomaré) Je ne compte pas les jours, je ne compte pas les nuits, juste le plaisir de chaque jour. La Matrice et la Mana Nous avançons vers le Fenua, sur nos vaisseaux bardés de technologie, abreuvés d’informations digitales, tout est disponible à l’excès, le vent, les rafales, les courants, awa, tws, twd, hdg… tout est là, l’utile, le futile, et même l’inutile. nous avançons dans la matrice, sans presque plus d’incertitudes. Nos ordinateurs nous donnent notre position avec une précision redoutable sans que nous n’ayons rien à faire, et à force de prévisions et de précisions, de data et d’algorithmes exécutés par les ordinateurs de la matrice, notre seule incertitude est de savoir si nous arriverons avant la nuit ou le lendemain matin. Nous abordons le Fenua, une terre de culture polynésienne millénaire, où les esprits sont partout, où les lieux tapu réservent des maléfices aux inconscients qui les foulent imprudemment. le Fenua où savoir se connecter aux forces cosmiques, savoir lire les vagues et les merveilleux nuages, savoir observer les constellations du Sud et le vol des oiseaux ont permis à des générations de polynésiens à la mémoire prodigieuse de naviguer plus rapidement et plus précisément que leurs “découveurs” européens. C’était il y a si peu de temps, il y a juste 250 ans. Pour aller au delà des plages superbes, des lagons merveilleux, des poissons multicolores, du balai enchanteur des raies caressantes comme des chats, des facéties des dauphins jouant dans la passe, du frisson des requins qui viennent vous tester, pour aller au delà du plaisir et des sensations, il me faudra me dépouiller de mes certitudes d’européen pour aborder cette culture extraordinaire avec un regard d’enfant. Cette culture si riche, connectée aux esprits de la mer, du feu, de la terre, de cette nature explosive de vie. Cette culture qui se meurt lentement sous nos injonctions occidentales. Ce Fenua qui avant 1780 ne connaissait ni la richesse ni la pauvreté, ni l’argent ni le travail, où chaque jour était une célébration de l’amour, de l’accueil, de la nature, du cosmos, de la terre, de la mer. Ce Fenua, nous, Français et Anglais, nous l’avons conquis en quelques coups de canons et de mousquets, nous l’avons infesté de nos virus, détruisant ses populations, nous l’avons plié aux injonctions de nos pasteurs et de nos prêtres missionnaires pour substituer nos croyances aux leurs. Il ne me reste que quelques jours trop courts pour cultiver mon mana et aborder cette terre rêvée avec un regard d’enfant émerveillé. Tout oublier, tout oublier pour me laisser éblouir par ce monde de lumières scintillantes et d’ombres fantastiques, de fracas telluriques créés Taaroa, et de nature merveilleuse. Alors pendant ce quart de nuit, je me prends à rêver qu’en gardant Betelgeuse à droite de ma voile, et la croix du sud, bien sur mon coté gauche, la vague en trois quart arrière, le mana avec moi, j’arriverai à NUKU HIVA, mais je rêve, et demain je me réveillerai et je me tournerai vers la matrice pour savoir où je suis et où je vais. Ia Ora Na Enfin c’est le lieu de reproduire un poème rédigé par Christophe Iselin. Je crois qu’il a en partie été façonné sur le trampoline (sur l’avant du bateau, entre les coques) dont, au passage, Christophe revenait, après un somme, avec sur son corps les marques du style de celles que laissent un grill sur un bon filet de boeuf…. Pacifique Mer Pacifique, tu es géante Sur ta houle argentée ondulante Crazy Flavour glisse à l’envi Mieux que sur la neige nos skis Et quand tes grains font voler les embruns Tu nous rafraîchis de la pluie de ton sein Pour ensuite au coucher du divin soleil Nous laisser muets face à tes merveilles Puis dans ta nuit mystérieuse nous plongeons Grâce à l’alizé infatigable nous progressons Sous un piqueté d’étoiles inoubliable Croix du Sud et Orion immuables Par la majesté de tes flots mordorés, Tu nous fais pénétrer dans l’éternité A laquelle toute créature aspire ardemment, Grâce à toi nous y serons infiniment. Voilà c’est tout pour ce jour. Prochainement le choc de l’arrivée sur terre aux Marquises et du Mana…..